Page:Mélanges de littérature française du moyen âge.djvu/9

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intellectuelle du monde que cette substitution apparente d’une âme à une autre dans la même littérature ; il n’y en a pas qui soit complètement analogue. Quand Rome a créé son éloquence et sa poésie sur le modèle de l’éloquence et de la poésie des Grecs, elle n’en possédait pas à elle : dans les moules qu’elle emprunta elle jeta une pensée qui ne s’était encore exprimée que par des actes et qui, en dépit de toute imitation, manifesta son originalité dès qu’elle fut appelée à se traduire par des mots. Quand la Russie fut initiée à la culture européenne, elle n’avait pas non plus de passé littéraire : ses vieilles bylines, oubliées depuis longtemps dans la région qui leur avait donné naissance, s’étaient réfugiées dans un coin perdu du vaste empire et n’étaient connues du peuple moscovite que sous la forme altérée de contes en prose. En Italie, le mouvement de la Renaissance, qui y est né, n’a pas produit de brusque solution de continuité : les grands hommes qui l’annoncent ou l’inaugurent au xive siècle, Dante, Boccace, Pétrarque, sont encore par bien des côtés des hommes du moyen âge, et s’ils créent l’idéal littéraire moderne en retrouvant chez les anciens le goût et le secret de la beauté, ils appliquent la forme nouvelle à des sujets ou à des conceptions que leur fournit la tradition médiévale ; plus tard encore c’est sur la matière épique du moyen âge que l’Arioste jette le riche et léger tissu dont il emprunte les couleurs à la poésie gréco-latine. Dans les autres pays de l’Europe l’étude et l’amour de l’antiquité n’amènent pas, comme en France, une rupture complète avec le passé : les deux grandes productions du xvie siècle, inégales en valeur, mais curieusement parallèles, la comedia espagnole et le théâtre anglais, ont leurs profondes racines dans le sol national et ne doivent au soleil renaissant de la Grèce et de Rome que l’éclat de leurs couleurs et la puissance de leur végétation. Quant aux nations germaniques, absorbées par les convulsions de la grande lutte religieuse, elles sont pendant deux siècles sans littérature propre, et si, quand elles arrivent à leur tour à une vie littéraire originale, elles se trouvent complètement éloignées du moyen âge, cela s’explique par cette sorte d’hivernage pendant lequel tous les germes anciens sont morts et dont elles ne sortent que sous la double influence des littératures antiques et surtout des littératures modernes, partout alors richement développées.