Page:Mémoires de Madame d’Épinay, Charpentier, 1865.djvu/106

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heure ou deux, je fus réveillée, en entendant ouvrir brusquement mes rideaux par mon mari qui étoit avec le chevalier. « Qui vous a permis, monsieur, lui dis-je, d’entrer dans mon appartement ? Hélène, Hélène, n’ai-je pas donné ordre de ne laisser entrer personne quand je suis au lit ? Vous sortirez. — Madame, votre femme de chambre dort, dit M. d’Épinay en refermant mon rideau. Je suis fâché d’avoir troublé votre repos. Il est étrange cependant… Vous conviendrez qu’il n’est pas ordinaire… On ne s’attend pas… Chevalier, comment faire ? il faut pourtant manger un morceau. — Rien n’est si aisé, ce me semble, reprit celui-ci ; il n’y a qu’à nous faire apporter quelque chose. — Sans doute, répondit mon mari. Hélène, éveillez-vous donc et faites-nous apporter ici de quoi souper. — Comment ! monsieur, ici ? m’écriai-je. Vous n’y pensez pas. — Voulez-vous donc que j’éveille mon père ? reprit mon mari ; on ne peut remuer chez moi qu’il ne l’entende. Nous ne vous dérangerons pas longtemps, madame. D’ailleurs, il n’y a pas de feu dans ma chambre ; nous sommes transis. — Et nous n’avons pas mangé de la journée, » ajouta le chevalier.

La nécessité de souffrir cette indécente scène mit le comble à ma douleur. J’appelai Hélène et je lui ordonnai de rester auprès de mon lit. Je jetai ensuite ma couverture par-dessus ma tête et je fondis en larmes. J’entendois le chevalier parler et rire ; mais je ne distinguois aucun de leurs propos. Cependant je compris, par quelques mots qui furent prononcés un peu plus haut que les autres, que mon mari étoit un peu embarrassé, que le chevalier l’en plaisantoit, et le félicitoit sur son bonheur. L’affectation qu’il mettoit à élever la voix, lorsqu’il débitoit les fades et plates louanges qu’il me donnoit, me