Page:Mémoires de Madame d’Épinay, Charpentier, 1865.djvu/112

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nement, répondit Jully, venez seulement et laissez-nous faire. » Il fut décidé que le carrosse de mon beau-frère descendroit au jardin du Palais-Royal, où donne une petite porte qui mène chez Francœur, et que nous reviendrions en chaise chez madame Darty[1].

J’avois dit à mon cocher de venir me prendre à minuit ; et une fois décidée je tâchai d’étouffer mes scrupules, mais ils ne l’étoient pas tout à fait, et je riois les dents serrées. Nous arrivâmes au Palais-Royal ; on n’y voyoit ni ciel ni terre ; un falot nous éclairoit, je mourois de froid et de peur : chaque arbre me paroissoit un censeur. Madame Darty faisoit des éclats de rire à mourir, et avoit, ce me semble, trouvé le secret de me persuader que je ne m’étois jamais tant amusée. Nous arrivâmes chez Francœur, qui me parut aussi étonné de nous voir que je l’étois de me trouver chez lui. « Vous êtes de grandes folles, » nous dit-il. Madame Darty se mit à rire encore plus fort, et moi aussi, quoique d’abord ce propos m’eût choquée. Francœur, me regardant et apercevant mon embarras, car en effet je faisois assez gauchement mes efforts pour rire et pour paroitre à mon aise, me dit tout bas : « Je vois bien que ce n’est pas à vous que j’ai l’obligation de ma bonne fortune. » Ce propos m’éclaira sur ce qui se passoit en moi : car j’en fus plus libre, et m’aperçus alors que la crainte de perdre son estime n’étoit pas entrée pour peu de chose dans mon embarras. Madame Darty, pendant que je causois,

  1. Sur les almanachs du temps l’adresse de Francœur est rue Saint-Nicaise au magasin de l’Opéra, mais ce n’était sans doute que son logement officiel, son cabinet ; et l’appartement qu’il habitait réellement était situé dans une maison de la rue Richelieu ou de la rue des Bons-Enfants qui donnaient sur le jardin du Palais-Royal. Ni la rue de Montpensier, ni la rue de Valois n’existaient encore.