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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

Et puis, d’ailleurs, pourvu qu’on pensât bien, tout était pardonné. Il n’y avait pas d’autre intolérance, mais celle-là était complète. J’ai vu tout cela, mais pourtant ce n’était pas parmi le grand nombre.

La masse des émigrés menait une vie irréprochable ; et il faut bien que cela soit, car c’est de leur séjour prolongé en Angleterre que date le changement d’opinion du peuple anglais en faveur du peuple français.

Quant aux opinions politiques, c’était partout le comble de la déraison ; et même ceux des émigrés qui menaient la vie la plus austère étaient les plus absurdes. Toute personne qui louait un appartement pour plus d’un mois était mal notée ; il était mieux de ne l’avoir qu’à la semaine, car il ne fallait pas douter qu’on ne fût toujours à la veille d’être rappelé en France par la contre-révolution.

Mon père avait fait un bail de trois ans pour la petite maison que nous habitions dans le faubourg de Brompton ; cela lui aurait fait tort s’il avait eu quelque chose à perdre. Mais sa désapprobation de l’émigration armée, et surtout son attachement bien connu pour le roi Louis XVI et la Reine, la fidélité qu’il portait à leur mémoire, étaient des crimes qu’on ne lui pardonnait pas plus que la sagesse avec laquelle il jugeait les extravagances du moment.

Je l’entendais souvent en causer avec l’évêque de Comminges (son frère auquel l’ancien évêque de Comminges avait cédé son siège en 1786), et tous les deux déploraient l’aveuglement du parti auquel les circonstances les forçaient d’appartenir.

Il ne serait pas juste, en parlant de l’émigration, de passer sous silence la conduite du clergé. Elle a été de nature à se concilier l’estime et la vénération du peuple anglais, bien peu disposé en faveur de prêtres papistes.