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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

cet homme que je croyais bien que je ne l’aimerais jamais. Je me sentais sûre de remplir les devoirs que j’allais contracter, et d’ailleurs, tout était absorbé par le bonheur de tirer mes parents de la position dont ils souffraient. Je ne voyais que cela et je ne sentais même pas que ce fût un sacrifice. Très probablement, à vingt ans, je n’aurais pas eu ce courage, mais, à seize ans, on ne sait pas encore qu’on met en jeu le reste de sa vie. Douze jours après, j’étais mariée.

Le général de Boigne avait quarante-neuf ans. Il rapportait de l’Inde, avec une immense fortune faite au service des princes mahrattes, une réputation honorable. Sa vie était peu connue, et il me trompa sur tous ses antécédents : sur son nom, sur sa famille, sur son existence passée. Je crois qu’à cette époque, son projet était de rester tel qu’il se montrait alors.

Il avait offert quelques hommages à une belle personne, fille d’un médecin. Elle les avait reçus avec peu de bienveillance, ou avec une coquetterie qu’il n’avait pas comprise. Ce fut en sortant de chez elle qu’il se rappela tout à coup la jeune fille qui lui était apparue comme une vision quelques semaines avant. Il voulut prouver à la dédaigneuse beauté qu’une plus jeune, plus jolie, mieux élevée, autrement née, pouvait accepter sa main. Il l’offrit, et je la reçus pour le malheur de tous deux.

S’il était entré une seule pensée de personnalité dans mon cœur en ce moment, si les séductions de la fortune m’avaient souri un instant, je crois que je n’aurais pas eu le courage de soutenir le sort que je m’étais fait. Mais je me dois cette justice que, tout enfant que j’étais, aucun sentiment futile n’approcha mon esprit, et que je me vis entourer de luxe sans en ressentir la moindre joie.

Monsieur de Boigne n’était ni si mauvais ni si bon que ses actions, prises séparément, devaient le faire juger.