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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

En entrant dans le vestibule, Sarah, qui croyait rêver, fut rappelée à elle-même par ses trois enfants, élégamment vêtus, qui se jetèrent à son cou. Elle tomba dans les bras de son mari.

« Ma chère Sarah, voilà le plus beau jour de ma vie.

— Ah ! j’étais bien heureuse », s’écria-t-elle.

On voudrait en rester là de cette notice, mais la vérité en exige la fin. Monsieur Cecil avait trouvé sa femme adorable tant qu’au village elle avait été la première. Transportée sur un autre théâtre, elle perdit sa confiance et ses grâces naïves : empruntée, mal à son aise, elle devint gauche et ridicule. Elle n’avait plus cette fraîcheur de beauté qui aurait peut-être expliqué une folie. Les belles dames, qui regrettaient la brillante situation qu’elle leur enlevait, la poursuivirent de leurs moqueries.

Lord Exeter commença par en être offensé, puis fâché, puis affligé, puis embarrassé. Il ne l’engagea plus à l’accompagner dans le monde ; il la négligea. Il était encore bien aise de la retrouver dans son intérieur où elle s’était réfugiée, mais elle n’y était guère mieux placée. Elle ne savait pas même commander à ses gens. Privée des occupations qui absorbaient la plus grande partie de son temps, le peu de littérature qui autrefois lui était une récréation ne suffisait pas à l’employer. Le moindre billet à écrire lui était un supplice dans la crainte de manquer aux usages. Lord Exeter donna à ses filles une belle gouvernante pour qu’elles fussent autrement que leur mère. Cela était naturel et même raisonnable, mais les petites et la mère en souffraient également.

Le changement de vie attaqua d’abord les enfants ; elles se flétrirent et tombèrent malades. Bref, en moins de trois ans, l’heureuse fermière, devenue une grande dame, mourut de chagrin, d’un cœur brisé, selon l’ex-