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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

croyant faire acte de courageuse manifestation de mes principes royalistes.

« Je le sais bien, reprit avec douceur Monsieur de Sémonville, je parle de son frère, Monsieur. »

Je restai confondue, car, en Angleterre, personne n’avait jamais inventé d’appeler le comte d’Artois Monsieur, et c’était la première fois que ce nom lui était donné devant moi. Dans la suite de notre entrevue, monsieur de Sémonville me parla de la fin tragique de monsieur le duc d’Enghien avec une douleur qui faisait singulièrement contraste avec l’incurie que j’avais laissée de l’autre côté du canal. Je commençais à éprouver quelque hésitation dans mes idées si bien arrêtées une heure avant. Cependant, je m’en tirai en me disant que monsieur de Sémonville était une anomalie avec le reste de ses compatriotes. Quant à moi, je ne sais trop ce que j’étais, anglaise je crois, mais certainement pas française.

J’avais vu à Londres et retrouvé pendant la traversée un monsieur de Navaro, portugais allant en Russie. Il porta à la femme du ministre de Portugal une lettre de recommandation que j’avais pour son mari, et lui raconta ma position isolée. Une heure après, la bonne madame de Bezerra vint à mon auberge, s’empara de moi, m’emmena dîner chez elle, puis au spectacle dans la loge diplomatique. Le lendemain, elle me promena partout ; dès lors je devins l’objet des prévenances de toute la société de la Haye. Il faudrait savoir à quel point le corps diplomatique s’y ennuyait pour apprécier avec quelle joie il vit tomber au milieu de lui une jeune femme qui lui apportait une espèce de distraction.

Le comte de Stackelberg, mélomane enragé, avait bien vite découvert que j’étais bonne musicienne. C’était à qui me ferait chanter ; et, me trouvant complètement oiseau