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DÎNER À CHAMBÉRY

désolée si elle s’en était aperçue, mais elle était emportée par ses arguments très éloquents et très spécieux, il faut en convenir.

Comment, dira-t-on, elle oubliait donc sa propre conduite ? Non, du tout, mais elle se regardait comme un être à part, auquel son génie permettait des écarts inexcusables aux simples mortels.

Ce peu d’égards pour les sentiments des autres lui a fait bien plus d’ennemis qu’elle n’en méritait.

Je reviens au dîner de Buissonrond ; nous étions au second service et il se passait comme tous les dîners ennuyeux, au grand chagrin des convives provinciaux, lorsque Elzéar de Sabran, voyant leur désappointement, apostropha madame de Staël du bout de la table en lui demandant si elle croyait que les lois civiles de Romulus eussent conservé aussi longtemps leur influence à Rome, sans les lois religieuses de Numa. Elle leva la tête, comprit l’appel, ne répondit à la question que par une plaisanterie et partit de là pour être aussi brillante et aussi aimable que je l’aie jamais vue. Nous étions tous enchantés et personne plus que le préfet, monsieur Finot, homme d’esprit.

On lui apporta une lettre très pressée ; il la lut et la mit dans sa poche. Après le dîner, il me la montra : c’était l’ordre de faire reconduire madame de Staël à Coppet par la gendarmerie, de brigade en brigade, à l’instant même où il recevrait la lettre. Je le conjurai de ne pas lui donner ce désagrément chez moi ; il m’assura n’en avoir pas l’intention, ajoutant avec un peu d’amertume : « Je ne veux pas qu’elle change d’opinion sur les employés de ma classe. »

Je me chargeai de lui faire savoir qu’il était temps de retourner à Coppet, et lui, se borna à donner injonction aux maîtres de poste de ne fournir de chevaux que pour