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COPPET

mais il faisait tache, dans le monde où il vivait, par son incapacité. Il a été tué en duel, en Suède, en 1813.

Madame de Staël jugeait ses enfants de la hauteur de son esprit et toute sa prédilection était pour Albertine. Celle-ci conservait beaucoup de naïveté et de simplicité malgré les expressions qu’elle employait dans son enfance. Je me rappelle qu’ayant été grondée par sa mère, ce qui n’arrivait guère, on la trouva tout en larmes.

« Qu’avez-vous donc, Albertine ?

— Hélas ! on me croit heureuse, et j’ai des abîmes dans le cœur. »

Elle avait onze ans, mais elle parlait ce que j’appelais Coppet. Ces exagérations y étaient tellement la langue du pays que, lorsqu’on s’y trouvait, on l’adoptait. Il m’est souvent arrivé en partant de chercher le fond de toutes les belles choses dont j’avais été séduite pendant tant d’heures et de m’avouer à moi-même, en y réfléchissant, que cela n’avait pas trop le sens commun. Mais, il faut en convenir, madame de Staël était celle qui se livrait le moins à ce pathos. Quand elle devenait inintelligible, c’était dans des moments d’inspiration si vraie qu’elle entraînait son auditoire et qu’on se sentait la comprendre. Habituellement, son discours était simple, clair et éminemment raisonnable, au moins dans l’expression.

C’est à Coppet qu’à pris naissance l’abus du mot talent devenu si usuel dans la coterie doctrinaire. Tout le monde y était occupé de son talent et même un peu de celui des autres. « Ceci n’est pas dans la nature de votre talent. — Ceci répond à mon talent. — Vous devriez y consacrer votre talent. — J’y essaierai mon talent, etc., etc. », étaient des phrases qui se retrouvaient vingt fois par heure dans la conversation.

La dernière fois que je vis madame de Staël en Suisse, sa position était devenue bien fausse. Après avoir donné