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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

mirail, au milieu du feu, il vit un conscrit tranquillement l’arme au pied :

« Que fais-tu là ? pourquoi ne tires-tu pas ?

— Je tirerais bien comme un autre, répondit le jeune homme, si je savais charger mon fusil. »

Le maréchal avait les larmes aux yeux en répétant les paroles de ce pauvre brave enfant qui restait ainsi au milieu des balles sans savoir en rendre.

À mesure que le théâtre de la guerre se rapprochait, il était plus difficile de cacher la vérité sur l’inutilité des efforts gigantesques faits par Napoléon et son admirable armée ; le résultat était inévitable. J’en demande bien pardon à la génération qui s’est élevée depuis dans l’adoration du libéralisme de l’Empereur, mais, à ce moment, amis et ennemis, tout suffoquait sous sa main de fer et sentait un besoin presque égal de la soulever. Franchement, il était détesté ; chacun voyait en lui l’obstacle à son repos, et le repos était devenu le premier besoin de tous.

Abbiamo la pancia piena di liberta, me disait un jour un postillon de Vérone en refusant un écu à l’effigie de la liberté. La France, en 1814, aurait volontiers dit à son tour : Abbiamo la pancia piena di gloria, et elle n’en voulait plus.

Les Alliés ne s’y trompaient pas ; ils savaient bien démêler dans cette fatigue le motif de leurs succès, mais ils craignaient qu’elle ne fût pas assez complète pour leur sécurité. Afin de relever l’esprit public, on fit arriver le courrier chargé de remettre des drapeaux et les épées des généraux russes faits prisonniers à la bataille de Montmirail au milieu d’une parade au Carrousel où assistait l’Impératrice. Le temps de ces fantasmagories était passé, et d’ailleurs la poussière du courrier n’était pas assez vieille pour rassurer les Parisiens.