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Page:Mémoires de la comtesse de Boigne Tome I 1921.djvu/318

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BROCHURE DE CHATEAUBRIAND

Les étrangers, moins aveuglés que nous, sentaient toute la portée de cet ouvrage, et l’empereur Alexandre particulièrement s’en tint pour offensé. Il n’oubliait pas avoir vécu dans la déférence de l’homme si violemment attaqué. Monsieur de Chateaubriand se rêvait déjà un homme d’État ; mais personne que lui ne s’en était encore avisé. Il mit un grand prix à obtenir une audience particulière d’Alexandre.

Je fus chargée d’en parler au comte de Nesselrode. Il l’obtint. L’Empereur ne le connaissait qu’en sa qualité d’écrivain ; on le fit attendre dans un salon avec monsieur Étienne, auteur d’une pièce que l’Empereur avait vue représenter la veille. L’Empereur, en traversant ses appartements pour sortir, trouva ces deux messieurs ; il parla d’abord à Étienne de sa pièce, puis dit un mot à monsieur de Chateaubriand de sa brochure qu’il prétendit n’avoir pas encore eu le temps de lire, prêcha la paix entre eux à ces messieurs, leur assura que les gens de lettres devaient s’occuper d’amuser le public et nullement de politique et passa sans lui avoir laissé l’occasion de placer un mot. Monsieur de Chateaubriand lança un coup d’œil peu conciliateur à Étienne et sortit furieux.

Le comte de Nesselrode, qui en était pourtant fâché, ne pouvait s’empêcher de rire un peu en racontant les détails de cette entrevue. Je n’ai jamais su au juste si cette assimilation avec Étienne était une malice ou une erreur de l’Empereur. Monsieur de Chateaubriand avait cependant pris quelques précautions pour l’éviter. Dès le lendemain de l’entrée des Alliés, il s’était affublé d’un uniforme de fantaisie par-dessus lequel un gros cordon de soie rouge, passé en bandoulière, supportait un immense sabre turc qui traînait sur tous les parquets avec un bruit formidable. Il avait certainement beaucoup