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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

même de n’être pas dans l’opposition. Toutefois, la supériorité de son esprit ne lui permettait pas de tomber dans notre absurde intolérance. Je la voyais souvent. Chez moi, je lui entendais tenir un langage selon mon cœur ; mais, chez elle, j’étais souvent scandalisée des propos de son cercle. Elle admettait toutes les opinions et tous les langages, quitte à se battre à outrance pour la cause qu’elle soutenait ; mais elle finissait toujours par une passe à armes courtoises, ne voulant priver son salon d’aucun des tenants de ce genre d’escrime qui pouvait y apporter de la variété.

Elle aimait toutes les notabilités, celles de l’esprit, celles du rang, celles même fondées sur la violence des opinions. Pour des gens qui, comme moi, vivaient dans les idées rétrécies de l’esprit de parti, cela paraissait très choquant ; et je suis souvent sortie de son salon indignée des discours qu’on y tenait et disant, suivant notre expression de coterie, que c’était par trop fort.

Nous allâmes lui dire adieu peu de jours avant de partir pour Turin. Un jeune homme appuyé sur son fauteuil tonnait d’une façon si hostile contre le gouvernement royal, se montrait si passionnément bonapartiste que madame de Staël, après avoir vainement tâché de ramener sa haineuse éloquence au ton de la plaisanterie, fut obligée, malgré sa tolérance habituelle, de lui imposer silence. C’était l’infortuné La Bédoyère. S’il avait continué à tenir la conduite qu’indiquaient ses propos, il n’y aurait pas de reproches à lui faire. Mais, peu de semaines après, vaincu par les sollicitations de la famille de sa femme, il consentit à se laisser nommer colonel au service de Louis XVIII et l’année n’était pas révolue qu’il avait payé à la plaine de Grenelle le prix sanglant de la plus coupable trahison.

Monsieur tomba dangereusement malade et son état