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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

Mon père ne se méprit pas sur la gravité des circonstances. La cérémonie de l’ouverture des États généraux fut solennelle et accompagnée de magnificences qui attirèrent à Versailles des étrangers de toutes les parties de l’Europe. Ma mère, parée en grand habit de Cour, fit prévenir mon père qu’elle allait partir. Ne le voyant pas arriver, elle entra chez lui, et le trouva en robe de chambre.

« Mais dépêchez-vous donc, nous serons en retard.

— Non, car je n’y vais pas ; je ne veux pas aller voir ce malheureux homme abdiquer. »

Le soir, Madame Adélaïde parlait du beau coup d’œil de la salle. Elle s’adressa à mon père pour quelques questions de détail ; il lui répondit qu’il l’ignorait.

« Où étiez-vous donc placé ?

— Je n’y étais pas, Madame.

— Vous étiez-donc malade ?

— Non, Madame.

— Comment, lorsqu’on est venu de si loin pour assister à cette cérémonie, vous ne vous êtes pas donné la peine de traverser une rue.

— C’est que je n’aime pas les enterrements, Madame, et pas plus celui de la monarchie que les autres.

— Et moi, je n’aime pas qu’à votre âge on se croie plus habile que tout le monde. »

Et la princesse tourna les talons.

Il ne faudrait pas conclure de ceci que mon père ne voulût aucune concession. Au contraire, il était persuadé que l’esprit du temps en demandait impérieusement, mais il les désirait faites avec un plan concerté d’avance ; il les voulait larges et données, non pas arrachées. Il voyait ouvrir les États généraux avec une mortelle angoisse, parce que, initié aux vagues volontés de chacun, il savait que personne n’avait fixé le but auquel