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LE 6 OCTOBRE 1789

vous intéresse, mais il ne restera pas un garde du corps demain matin. »

Ceci se disait à neuf heures du soir, avant que les massacres furent commencés, et cependant c’était un homme fort doux et fort modéré, comme on le voit à son discours, qui était dans cet horrible secret et qui n’en était nullement révolté, tant l’esprit de vertige était dans toutes les têtes. Ma mère ne reconnut pas cet homme alors ; elle a su depuis que c’était un marchand de bas. Elle revint chez elle, consternée comme on peut croire, cependant un peu moins désolée qu’au départ, car les bruits de la rue disaient tout égorgé au château.

À minuit, mon père arriva. Je fus réveillée par le bruit et par la joie de le revoir, mais elle ne fut pas longue. Il venait nous dire adieu et prendre quelque argent. Il donna l’ordre de seller ses chevaux et de les mener par un détour gagner Saint-Cyr. Son frère, l’abbé d’Osmond, qui l’accompagnait, devait aller avec eux l’y attendre.

Ces messieurs s’occupèrent de changer leur costume de Cour pour en prendre un de voyage. Mon père chargea des pistolets. Pendant ce temps, ma mère cousait tout ce qu’on avait pu trouver d’or dans la maison dans deux ceintures qu’elle leur fit mettre. Tout cela fut l’affaire d’une demi-heure et ils partirent. Je voulus me jeter au cou de mon père ; ma mère m’en arracha avec une brusquerie à laquelle je n’étais pas accoutumée, je restai confondue. La porte se ferma, et alors je la vis tomber à genoux dans une explosion de douleur qui absorba toute mon attention ; je compris qu’elle avait voulu épargner à mon père la souffrance inutile d’être témoin de notre affliction. Cette leçon pratique m’a fait un grand effet et, dans aucune occasion de ma vie depuis, je ne me suis laissée aller à des démonstrations qui pussent aggraver le chagrin ou l’anxiété des autres.