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Page:Mémoires de la société historique et archéologique du Vexin, tome XVIII, 1896.djvu/126

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lesquels leurs yeux pouvaient se reposer après une nuit pareille, ils oubliaient leur héroïsme de la veille, et ils sacrifiaient à un instinct brutal de conservation les intérêts de la Patrie.

En voyant la terre si près d’eux, ils insistèrent avec violence auprès de Lemoine pour qu’il tirât la corde de la soupape et exécutât la descente sans plus tarder.

Le froid, qui avait fait subir de si cruelles souffrances à nos malheureux compatriotes, avait fait sentir ses effets sur le ballon.

Une couche de glace, produite par le rayonnement nocturne, s’était déposée sur la partie supérieure du ballon. De plus, l’appendice et les cordages du « Général Uhrich » étaient descendus à une température si basse que le brouillard s’y condensait sous forme de givre, qui augmentait à vue d’œil. Pour se maintenir en l’air, il aurait fallu sacrifier une partie des lettres de la poste, et, quoique Lemoine eût le droit de le faire, il se serait difficilement résigné à cette extrémité.

Dans ces circonstances, l’aéronaute crut bien faire en cédant aux instances de ses passagers ; mais comprenant que le danger d’être pris par l’ennemi devenait moindre, si l’opération de l’atterrissage était exécutée rapidement, il se précipita avec une sorte de furie sur la corde de la soupape qu’il tira de toutes ses forces, de sorte que la nacelle du « Général Uhrich » frappa le sol avec violence. Un des deux francs-tireurs fut précipité sur le gazon, où heureusement, comme il arrive fréquemment en pareille circonstance, il ne se fit aucune contusion sérieuse.

La descente était si vive, que le « Général Uhrich » rebondit à peine, quoiqu’il fût allégé du poids d’un homme. Lemoine ayant du reste continué à tirer la corde de la soupape, le ballon s’affaissa. Comme il n’y avait pas le moindre vent à terre, Lemoine sauta hors de la nacelle en disant à ses deux compagnons de l’imiter, puis, saisissant la sphère d’étoffe qui flottait encore, il l’ouvrit d’un coup de couteau. En un instant il n’eût plus qu’un paquet de toiles à ses pieds !

En ce moment les voyageurs aperçurent, au milieu de la brume, un paysan qui les regardait. Cet homme s’arrêtait comme pétrifié par la surprise en voyant des uniformes français dans un pays que l’ennemi occupait depuis plus d’un mois et où le service des estafettes et des convois militaires était parfaitement organisé.

Le nouveau venu avait l’air plutôt disposé à fuir qu’à s’approcher ; mais il se rassura bientôt et, quand on lui eut fait comprendre qu’il s’agissait de sauver l’équipage et les dépêches d’un ballon dont on lui montra l’enveloppe aplatie, il se mit à la disposition des envoyés de la Défense nationale, avec un dévouement qui ne se démentit plus.