Page:Mémoires du Baron Haussmann, tome 1.djvu/187

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ne restait plus guère, dans l’établissement, que des aliénés et quelques êtres destitués de raison. Les surveillants et les surveillantes des diverses divisions d’hommes et de femmes se prenaient parmi les malades les plus calmes de chacune, et s’acquittaient à merveille de leurs fonctions : ils ne se montraient plus fous que pour leur compte personnel.

Ce petit peuple d’aliénés ne marchait pas beaucoup plus mal, en somme, que bien des grandes nations modernes, où les droits de la raison, proclamés, invoqués de toutes parts, donneraient à penser qu’elle est la règle commune, toujours obéie. Or, dans celles-ci, comme dans celui-là, je croyais reconnaître que l’ordre formait la résultante de l’antagonisme heureux d’éléments de désordre se pondérant, se neutralisant les uns les autres. Les passions multiples qui s’agitent et se combattent dans la Société, ne peuvent-elles pas s’assimiler aux cas d’aliénation correspondants : folie religieuse ; délire ambitieux ; manie des grandeurs, de la richesse, de la puissance ; délire de la persécution ; affolement de liberté ; fureur de toute contrainte ; démence d’amour et tant d’autres ? Chacun d’eux n’est-il pas le produit de l’exaltation, poussée au dernier paroxysme, d’une passion déréglée ? Et, si la Société peut imposer à toutes un frein efficace, et, partant, maintenir l’équilibre d’un tel milieu, n’est-ce point parce qu’elle a pour auxiliaires, contre chaque aberration, ceux de ses membres qui n’en sont pas atteints, et que la raison guide tant qu’il ne s’agit point de leur propre manie ?

Équilibre essentiellement instable, hélas !… Vienne un concours de circonstances qui jettent dans le même courant passionnel des masses populaires, et la nation