Page:Méric - Le Crime des Vieux, 1927.djvu/124

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Je me suis dressé d’un bond, avec un hurlement. Je me souviens. Je vois. Je sais… Juliette, Juliette… la terrasse de Villers… la voiture… Le chauffeur qui se penche… les lèvres de la femme sur les miennes… Puis le sommeil, l’irrésistible sommeil qui m’envahit. Et la vérité s’impose, terrible, implacable. Juliette ne plaisantait point. Juliette m’a conduit dans un traquenard. Me voici au pouvoir du Monstre… Entre les mains d’Ugolin.

Perdu. Je suis perdu, perdu, irrémédiablement perdu. Pour un peu, je chanterais l’Africaine. Ugolin va faire de moi, de mon corps, de mon intelligence, de ma personnalité, ce qu’il a fait des autres… une loque vivante.

Pourtant… pourtant… Ce n’est pas cette perspective qui m’horrifie en cet instant. Non. Je ne pense qu’à Juliette. Ah ! l’infâme prostituée, la misérable catin, l’entremetteuse, la pourvoyeuse, l’ogresse, la succube. Un flot d’injures monte à mes lèvres. Je comprends tout maintenant, tout, ses silences, ses discrétions, les boniments sur son vieil oncle, ses disparitions, ses insinuations… Je revois, sur les boulevards, un infortuné jeune homme plein de fatuité, courbé sur son oreille, lui chuchotant des mots de tendresse, une victime, celui-là aussi, une victime comme moi et un imbécile… un incommensurable imbécile comme moi… comme tous ceux — et combien sont-ils ? — qui ont cru, qui ont osé croire, qui n’ont pas craint de croire à Juliette, à l’amour de Juliette, à la sincérité de Juliette, à la conscience et au cœur de cette femelle innommable…