Cependant, je ne veux le dissimuler, la société ugolinesque est, par rapport à celle de ma première jeunesse, dans la même situation que celle du vingtième siècle comparée à l’âge des cavernes. Les individus ne peuvent que se féliciter du bonheur conquis, au prix, il est vrai, de leur abdication et dans la méconnaissance des ressorts secrets du mécanisme social. Ils vivent sans souffrance, sans crainte, sans heurt, une existence minutieusement réglée, sarclée des tares d’autrefois. Mais est-ce là ce qu’on peut considérer comme le bonheur ?
Je me suis questionné bien des fois, inutilement. C’est l’ancêtre qui me harcèle et me chante des airs de flûte sur la liberté et ses charmes. La liberté ? Peuh ! un mot. De quoi donc suis-je pétri et quel sang purulent stagne encore dans mes veines pour que je me ratatine ainsi sous des regrets ? Sans Ugolin, quelle grimace incongrue ne ferais-je point dans les remous du Grand Rien — le Grand-Tout-à-l’Égout, comme disait ce joyeux chevalier de la Triste Figure de Ciron.
Mais où sont les grandes et belles villes d’antan, leurs larges avenues bordées de boutiques, de magasins, de brasseries rutilantes, et les hautes maisons, et les palais orgueilleux, et les cathédrales hautaines ? Ugolin a tout jeté à terre. Il n’a conservé de l’hier fangeux et resplendissant que ce qui lui semblait de nature à concourir à l’édification de son peuple. Les temples et les églises sont transformés en musées où l’on savoure le spectacle de la niaiserie antique, échantillonnée, étiquetée, classée et détaillée, de même que, vers ma trentième année, on allait méditer sur les vestiges d’une civilisation défunte, dans les salles de Cluny. Les habi-