Page:Mérimée - Carmen.djvu/334

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devine qu’il a été fonctionnaire public et qu’il a un capital dont il voudrait faire emploi. Tous les gentilshommes campagnards qui le rencontrent à la ville veulent le recevoir dans leurs châteaux. Assuré déjà de l’estime générale, il se met en route et fait sa tournée de dîners. Partout, entre la poire et le fromage, au moment où la confiance et l’intimité viennent d’être scellées par quelques verres de vin de Champagne, il hasarde d’une voix timide cette question : N’y a-t-il pas eu une épidémie de vos côtés dernièrement ? N’avez-vous pas perdu un certain nombre d’âmes ? — Hélas ! oui. J’en ai perdu tant, pour lesquelles j’ai à payer fort cher. — Eh bien ! reprend notre homme en baissant la voix, voudriez-vous me les vendre ?

Grande surprise, comme cela peut se croire ; mais le marché se fait. Le gentilhomme vaniteux donne gratis ses âmes mortes de l’air dont il ferait un cadeau. — L’avare en débat le prix avec acharnement. — Le joueur veut les jouer au lansquenet. Chaque propriétaire d’âmes est un original dont M. Gogol, selon son usage, nous donne un daguerréotype fidèle. Après tous ces dîners Tchitchikof se trouve possesseur d’un millier d’âme pour lesquelles il se fait donner quittance et paye les droits d’enregistrement, comme si elles étaient vivantes.