Page:Mérimée - Carmen.djvu/61

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

chers ne s’embarrassait guère de descendre dans la rue, d’une fenêtre haute de moins de trente pieds ; mais je ne voulais pas m’échapper. J’avais encore mon honneur de soldat, et déserter me semblait un grand crime. Seulement, je fus touché de cette marque de souvenir. Quand on est en prison, on aime à penser qu’on a dehors un ami qui s’intéresse à vous. La pièce d’or m’offusquait un peu, j’aurais bien voulu la rendre ; mais où trouver mon créancier ? cela ne me semblait pas facile.

Après la cérémonie de la dégradation, je croyais n’avoir plus rien à souffrir ; mais il me restait encore une humiliation à dévorer : ce fut à ma sortie de prison, lorsqu’on me commanda de service et qu’on me mit en faction comme un simple soldat. Vous ne pouvez vous figurer ce qu’un homme de cœur éprouve en pareille occasion. Je crois que j’aurais aimé autant à être fusillé. Au moins on marche seul, en avant de son peloton ; on se sent quelque chose ; le monde vous regarde.

Je fus mis en faction à la porte du colonel. C’était un jeune homme riche, bon enfant, qui aimait à s’amuser. Tous les jeunes officiers étaient chez lui, et force bourgeois, des femmes aussi, des actrices, à ce qu’on disait. Pour moi, il me semblait que toute la ville s’était donné rendez-vous à sa porte pour me regarder. Voilà qu’ar-