Page:Mérimée - Carmen.djvu/65

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loin, elle acheta encore un pain, du saucisson, une bouteille de manzanilla ; puis enfin elle entra chez un confiseur. Là, elle jeta sur le comptoir la pièce d’or que je lui avais rendue, une autre encore, qu’elle avait dans sa poche, avec quelque argent blanc ; enfin elle me demanda tout ce que j’avais. Je n’avais qu’une piécette et quelques cuartos, que je lui donnai, fort honteux de n’avoir pas davantage. Je crus qu’elle voulait emporter toute la boutique. Elle prit tout ce qu’il y avait de plus beau et de plus cher, yemas[1], turon[2], fruits confits, tant que l’argent dura. Tout cela, il fallut encore que je le portasse dans des sacs de papier. Vous connaissez peut-être la rue du Candîlejo, où il y a une tête du roi don Pedro le Justicier[3]. Elle aurait dû m’inspirer des ré-

  1. Jaunes d’œuf sucrés.
  2. Espèce de nougat.
  3. Le roi don Pèdre, que nous nommons le Cruel, et que la reine Isabelle la Catholique n’appelait jamais que le Justicier, aimait à se promener le soir dans les rues de Séville, cherchant les aventures comme le calife Haroùn-al-Raschid. Certaine nuit, il se prit de querelle, dans une rue écartée, avec un homme qui donnait une sérénade. On se battit, et le roi tua le cavalier amoureux. Au bruit des épées, une vieille femme mit la tête à la fenêtre, et éclaira la scène avec la petite lampe, candilejo, qu’elle tenait à la main. Il faut savoir que le roi don Pèdre, d’ailleurs leste et vigoureux, avait un défaut de conformation singulier. Quand il marchait, ses rotules craquaient fortement. La vieille, à ce craquement, n’eut pas de peine à le reconnaître. Le lendemain, le Vingt-quatre en charge vint faire son rapport au roi. « Sire,