Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/135

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recula épouvantée, comme à l’apparition de ces fées malfaisantes dont on raconte en Corse plus d’une histoire effrayante dans les veillées d’hiver. L’adjoint, les gendarmes et un certain nombre de femmes profitèrent de ce mouvement pour se jeter entre les deux partis ; car les bergers rebbianistes préparaient déjà leurs armes, et l’on put craindre un moment qu’une lutte générale ne s’engageât sur la place. Mais les deux factions étaient privées de leurs chefs, et les Corses, disciplinés dans leurs fureurs, en viennent rarement aux mains dans l’absence des principaux auteurs de leurs guerres intestines. D’ailleurs, Colomba, rendue prudente par le succès, contint sa petite garnison : — Laissez pleurer ces pauvres gens, disait-elle ; laissez ce vieillard emporter sa chair. À quoi bon tuer ce vieux renard qui n’a plus de dents pour mordre ? — Giudice Barricini ! souviens-toi du 2 août ! Souviens-toi du portefeuille sanglant où tu as écrit de ta main de faussaire ! Mon père y avait inscrit ta dette ; tes fils l’ont payée. Je te donne quittance, vieux Barricini !

Colomba, les bras croisés, le sourire du mépris sur les lèvres, vit porter les cadavres dans la maison de ses ennemis, puis la foule se dissiper lentement. Elle referma sa porte, et rentrant dans la salle à manger, dit au colonel :

— Je vous demande bien pardon pour mes compatriotes, monsieur. Je n’aurais jamais cru que des Corses tirassent sur une maison où il y a des étrangers, et je suis honteuse pour mon pays.

Le soir, miss Lydia s’étant retirée dans sa chambre, le colonel l’y suivit et lui demanda s’ils ne feraient pas bien de quitter dès le lendemain un village où l’on était exposé à chaque instant à recevoir une balle dans la tête, et le plus tôt possible un pays où l’on ne voyait que meurtres et trahisons.

Miss Nevil fut quelque temps sans répondre, et il était