Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/320

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pivot, et que l’on charge de mitraille. De la main gauche, il dirigea la pièce, et, de la droite, armé d’un sabre, il se défendit si bien qu’il attira autour de lui une foule de noirs. Alors, pressant la détente du canon, il fit au milieu de cette masse serrée une large rue pavée de morts et de mourants. Un instant après il fut mis en pièces.

Lorsque le cadavre du dernier blanc, déchiqueté et coupé par morceaux, eut été jeté à la mer, les noirs, rassasiés de vengeance, levèrent les yeux vers les voiles du navire, qui, toujours enflées par un vent frais, semblaient obéir encore à leurs oppresseurs et mener les vainqueurs, malgré leur triomphe, vers la terre de l’esclavage. « Rien n’est donc fait, pensèrent-ils avec tristesse ; et ce grand fétiche des blancs voudra-t-il nous ramener dans notre pays, nous qui avons versé le sang de ses maîtres ? » Quelques-uns dirent que Tamango saurait le faire obéir. Aussitôt on appelle Tamango à grands cris.

Il ne se pressait pas de se montrer. On le trouva dans la chambre de poupe, debout, une main appuyée sur le sabre sanglant du capitaine ; l’autre, il la tendait d’un air distrait à sa femme Ayché, qui la baisait à genoux devant lui. La joie d’avoir vaincu ne diminuait pas une sombre inquiétude qui se trahissait dans toute sa contenance. Moins grossier que les autres, il sentait mieux la difficulté de sa position.

Il parut enfin sur le tillac, affectant un calme qu’il n’éprouvait pas. Pressé par cent voix confuses de diriger la course du vaisseau, il s’approcha du gouvernail à pas lents, comme pour retarder un peu le moment qui allait, pour lui-même et pour les autres, décider de l’étendue de son pouvoir.

Dans tout le vaisseau, il n’y avait pas un noir, si stupide qu’il fût, qui n’eût remarqué l’influence qu’une certaine