Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/325

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d’efforts, de peur d’avoir à recueillir quelques naufragés. Presque tous ceux qui montaient la chaloupe furent noyés. Une douzaine seulement put regagner le vaisseau. De ce nombre étaient Tamango et Ayché. Quand le soleil se coucha, ils virent disparaître le canot derrière l’horizon ; mais ce qu’il devint, on l’ignore.

Pourquoi fatiguerais-je le lecteur par la description dégoûtante des tortures de la faim ? Vingt personnes environ sur un espace étroit, tantôt ballottées par une mer orageuse, tantôt brûlées par un soleil ardent, se disputent tous les jours les faibles restes de leurs provisions. Chaque morceau de biscuit coûte un combat, et le faible meurt, non parce que le fort le tue, mais parce qu’il le laisse mourir. Au bout de quelques jours, il ne resta plus de vivant à bord du brick l’Espérance que Tamango et Ayché.

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Une nuit, la mer était agitée, le vent soufflait avec violence, et l’obscurité était si grande, que de la poupe on ne pouvait voir la proue du navire. Ayché était couchée sur un matelas dans la chambre du capitaine, et Tamango était assis à ses pieds. Tous les deux gardaient le silence depuis longtemps. « Tamango, s’écria enfin Ayché, tout ce que tu souffres, tu le souffres à cause de moi… — Je ne souffre pas, répondit-il brusquement, et il jeta sur le matelas, à côté de sa femme, la moitié d’un biscuit qui lui restait. — Garde-le pour toi, dit-elle en repoussant doucement le biscuit ; je n’ai plus faim. D’ailleurs, pourquoi manger ? Mon heure n’est-elle pas venue ? » Tamango se leva sans répondre, monta en chancelant sur le tillac et s’assit au pied d’un mât rompu. La tête penchée sur sa poitrine, il sifflait l’air de sa famille. Tout à coup un grand cri se fit entendre au-dessus du bruit du vent et de la mer ; une lumière parut. Il entendit d’autres cris, et un gros