Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/344

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s’écria-t-elle en battant des mains et en l’embrassant ; « tu ne te tueras pas ! » Et elle l’embrassait toujours, tantôt pleurant, tantôt riant, tantôt jurant comme un matelot ; car elle n’était pas de ces femmes qu’un gros mot effraie.

» Cependant je m’étais emparé des pistolets et du poignard de Roger et je lui dis : « Mon cher Roger, tu as une maîtresse et un ami qui t’aiment. Crois-moi, tu peux encore avoir quelque bonheur en ce monde. » Je sortis après l’avoir embrassé, et je le laissai seul avec Gabrielle.

» Je crois que nous ne serions parvenus qu’à retarder seulement son funeste dessein, s’il n’avait reçu du ministre l’ordre de partir, comme premier lieutenant, à bord d’une frégate qui devait aller croiser dans les mers de l’Inde après avoir passé au travers de l’escadre anglaise qui bloquait le port. L’affaire était hasardeuse. Je lui fis entendre qu’il valait mieux mourir noblement d’un boulet anglais que de mettre fin lui-même à ses jours, sans gloire et sans utilité pour son pays. Il promit de vivre. Des 40,000 fr., il en distribua la moitié à des matelots estropiés ou à des veuves et des enfants de marins. Il donna le reste à Gabrielle, qui d’abord jura de n’employer cet argent qu’en bonnes œuvres. Elle avait bien l’intention de tenir parole, la pauvre fille ; mais l’enthousiasme était chez elle de courte durée. J’ai su depuis qu’elle donna quelques milliers de francs aux pauvres. Elle s’acheta des chiffons avec le reste.

» Nous montâmes, Roger et moi, sur une belle frégate, la Galatée : nos hommes étaient braves, bien exercés, bien disciplinés ; mais notre commandant était un ignorant, qui se croyait un Jean Bart parce qu’il jurait mieux qu’un capitaine d’armes, parce qu’il écorchait le français et qu’il n’avait jamais étudié la théorie de sa profession, dont il entendait assez médiocrement la pratique. Pourtant