Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/345

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le sort le favorisa d’abord. Nous sortîmes heureusement de la rade, grâce à un coup de vent qui força l’escadre de blocus de gagner le large, et nous commençâmes notre croisière par brûler une corvette anglaise et un vaisseau de la compagnie sur les côtes de Portugal.

» Nous voguions lentement vers les mers de l’Inde, contrariés par les vents et par les fausses manœuvres de notre capitaine, dont la maladresse augmentait le danger de notre croisière. Tantôt chassés par des forces supérieures, tantôt poursuivant des vaisseaux marchands, nous ne passions pas un seul jour sans quelque aventure nouvelle. Mais ni la vie hasardeuse que nous menions, ni les fatigues que lui donnait le détail de la frégate dont il était chargé, ne pouvaient distraire Roger des tristes pensées qui le poursuivaient sans relâche. Lui qui passait autrefois pour l’officier le plus actif et le plus brillant de notre port, maintenant il se bornait à faire seulement son devoir. Aussitôt que son service était fini, il se renfermait dans sa chambre, sans livres, sans papier ; il passait des heures entières couché dans son cadre, et le malheureux ne pouvait dormir.

» Un jour voyant son abattement, je m’avisai de lui dire : « Parbleu ! mon cher, tu t’affliges pour peu de chose. Tu as escamoté vingt-cinq napoléons à un gros Hollandais, bien ! — et tu as des remords pour plus d’un million. Or dis-moi, quand tu étais l’amant de la femme du préfet de… n’en avais-tu point ? Pourtant elle valait mieux que vingt-cinq napoléons. »

» Il se retourna sur son matelas sans me répondre.

» Je poursuivis : « Après tout, ton crime, puisque tu dis que c’est un crime, avait un motif honorable, et venait d’une âme élevée. »

» Il tourna la tête et me regarda d’un air furieux.

— « Oui, car enfin, si tu avais perdu, que devenait Gabrielle ? Pauvre fille, elle aurait vendu sa dernière