Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/355

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lentement, regardant le ciel qui se colorait de pourpre du côté de l’orient. Bref, à le voir, on eût dit un fou enchanté d’avoir brisé sa cage. Après une demi-heure de marche, il était à la porte d’une petite maison isolée qu’il avait louée pour la saison. Il avait une clef : il entra, puis il se jeta sur un grand canapé et là, les yeux fixes, la bouche courbée par un doux sourire, il pensait, il rêvait tout éveillé. Son imagination ne lui présentait alors que des pensées de bonheur « Que je suis heureux ! » se disait-il à chaque instant. « Enfin je l’ai rencontré ce cœur qui comprend le mien !… — Oui, c’est mon idéal que j’ai trouvé… J’ai tout à la fois un ami et une maîtresse… Quel caractère !… quelle âme passionnée !… Non, elle n’a jamais aimé avant moi… » Bientôt, comme la vanité se glisse toujours dans les affaires de ce monde : « C’est la plus belle femme de Paris, » pensait-il ; et son imagination lui retraçait à la fois tous ses charmes. — « Elle m’a choisi entre tous. Elle avait pour admirateurs l’élite de la société. Ce colonel de hussards si beau, si brave, — et pas trop fat ; — ce jeune auteur qui fait de si jolies aquarelles et qui joue si bien les proverbes ; — ce Lovelace russe qui a vu le Balkan et qui a servi sous Diébitch ; — surtout Camille T***, qui a de l’esprit certainement, de belles manières, un beau coup de sabre sur le front… elle les a tous éconduits. Et moi !… » Alors venait son refrain : « Que je suis heureux ! que je suis heureux ! » Et il se levait, ouvrait la fenêtre, car il ne pouvait respirer ; puis il se promenait, puis il se roulait sur son canapé.

Un amant heureux est presque aussi ennuyeux qu’un amant malheureux. Un de mes amis, qui se trouvait souvent dans l’une ou l’autre de ces deux positions, n’avait trouvé d’autre moyen de se faire écouter que de me donner un excellent déjeuner pendant lequel il avait la liberté de parler de ses amours ; le café pris, il fallait absolument changer de conversation.