Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/356

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Comme je ne puis donner à déjeuner à tous mes lecteurs, je leur ferai grâce des pensées d’amour de Saint-Clair. D’ailleurs, on ne peut pas toujours rester dans la région des nuages. Saint-Clair était fatigué, il bâilla, étendit les bras, vit qu’il était grand jour ; il fallait enfin penser à dormir. Lorsqu’il se réveilla, il vit à sa montre qu’il avait à peine le temps de s’habiller et de courir à Paris, où il était invité à un déjeuner-dîner avec plusieurs jeunes gens de sa connaissance.

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On venait de déboucher une autre bouteille de vin de Champagne ; je laisse au lecteur à en déterminer le numéro. Qu’il lui suffise de savoir qu’on en était venu à ce moment, qui arrive assez vite dans un déjeuner de garçons, où tout le monde veut parler à la fois, où les bonnes têtes commencent à concevoir des inquiétudes pour les mauvaises.

— « Je voudrais, » dit Alphonse de Thémines, qui ne perdait jamais une occasion de parler de l’Angleterre, « je voudrais que ce fût la mode à Paris comme à Londres de porter chacun un toast à sa maîtresse. De la sorte nous saurions au juste pour qui soupire notre ami Saint-Clair ; » et, en parlant ainsi, il remplit son verre et ceux de ses voisins.

Saint-Clair, un peu embarrassé, se préparait à répondre ; mais Jules Lambert le prévint : — « J’approuve fort cet usage, » dit-il, « et je l’adopte ; » et levant son verre : « À toutes les modistes de Paris ! J’en excepte celles qui ont trente ans, les borgnes et les boiteuses, » etc.

— « Hurra ! hurra ! » crièrent les jeunes anglomanes.

Saint-Clair se leva, son verre à la main : — « Messieurs, » dit-il, « je n’ai point un cœur aussi vaste que notre ami Jules, mais il est plus constant. Or ma constance est d’autant plus méritoire que, depuis longtemps, je suis séparé de la dame de mes pensées. Je suis sûr cependant