Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/358

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Je tâcherais de les apitoyer sur mon sort, je saurais leur faire soupçonner que je suis capable d’un amour passionné. Je tuerais en duel un de mes rivaux, et je m’empoisonnerais avec une faible dose de laudanum. Au bout de quelques mois on ne verrait plus ma bosse, et alors ce serait mon affaire d’épier le premier accès de sensibilité. — Quant aux femmes qui prétendent à l’originalité, la conquête en est facile. Persuadez-leur seulement que c’est une règle bien et dûment établie qu’un bossu ne peut avoir de bonne fortune ; elles voudront aussitôt donner le démenti à la règle générale. »

— « Quel don Juan ! » s’écria Jules.

— « Cassons-nous les jambes, messieurs, » dit le colonel Beaujeu, « puisque nous avons le malheur de n’être pas nés bossus. »

— « Je suis tout à fait de l’avis de Saint-Clair, » dit Hector Roquantin, qui n’avait pas plus de trois pieds et demi de haut ; « on voit tous les jours les plus belles femmes et les plus à la mode se rendre à des gens dont vous autres beaux garçons vous ne vous méfieriez jamais… »

— « Hector, levez-vous, je vous en prie, et sonnez pour qu’on nous apporte du vin, » dit Thémines de l’air du monde le plus naturel.

Le nain se leva, et chacun se rappela en souriant la fable du renard qui a la queue coupée.

— « Pour moi, » dit Thémines reprenant la conversation, « plus je vis, et plus je vois qu’une figure passable, » et en même temps il jetait un coup d’œil complaisant sur la glace qui lui était opposée, « une figure passable et du goût dans la toilette sont la grande singularité qui séduit les plus cruelles ; » et, d’une chiquenaude, il fit sauter une petite miette de pain qui s’était attachée au revers de son habit.

— « Bah ! » s’écria le nain, « avec une jolie figure et