Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/357

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que vous approuvez mon choix, si toutefois vous n’êtes pas déjà mes rivaux. — À Judith Pasta, messieurs ! Puissions-nous revoir bientôt la première tragédienne de l’Europe ! »

Thémines voulait critiquer le toast ; mais les acclamations l’interrompirent. Saint-Clair ayant paré cette botte se croyait hors d’affaire pour la journée.

La conversation tomba d’abord sur les théâtres. La censure dramatique servit de transition pour passer à la politique. De lord Wellington, on passa aux chevaux anglais, et des chevaux anglais aux femmes par une liaison d’idées facile à saisir ; car pour des jeunes gens, un beau cheval d’abord, et une jolie maîtresse ensuite, sont les deux objets les plus désirables.

Alors, on discuta les moyens d’acquérir ces objets si désirables. Les chevaux s’achètent, on achète aussi des femmes ; mais, de celles-là, n’en parlons point. Saint-Clair, après avoir modestement allégué son peu d’expérience sur ce sujet délicat, conclut que la première condition pour plaire à une femme, c’est de se singulariser, d’être différent des autres. Mais y a-t-il une formule générale de singularité ? Il ne le croyait pas.

— « Si bien qu’à votre sentiment, » dit Jules, « un boiteux ou un bossu sont plus en passe de plaire qu’un homme droit et fait comme tout le monde ? »

— « Vous poussez les choses bien loin, » répondit Saint-Clair ; « mais j’accepte, s’il le faut, toutes les conséquences de ma proposition. Par exemple, si j’étais bossu, je ne me brûlerais pas la cervelle et je voudrais faire des conquêtes. D’abord, je ne m’adresserais qu’à deux sortes de femmes, soit à celles qui ont une véritable sensibilité, soit aux femmes, et le nombre en est grand, qui ont la prétention d’avoir un caractère original, eccentric, comme on dit en Angleterre. Aux premières, je peindrais l’horreur de ma position, la cruauté de la nature à mon égard.