Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/366

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la comtesse l’attend. — S’il manquait au rendez-vous ! — « Au fait, pourquoi revoir la maîtresse de Massigny ? » Il se recoucha sur son canapé et ferma les yeux. — « Je veux dormir, » dit-il. Il resta immobile une demi-minute, puis sauta en pieds et courut à la pendule pour voir le progrès du temps. — « Que je voudrais qu’il fût huit heures et demie ! » pensa-t-il ; « alors il serait trop tard pour me mettre en route. » Dans son cœur il ne se sentait pas le courage de rester chez lui ; il voulait avoir un prétexte. Il aurait voulu être bien malade. Il se promena dans la chambre, puis s’assit, prit un livre, et ne put lire une syllabe. Il se plaça devant son piano, et n’eut pas la force de l’ouvrir. Il siffla, il regarda les nuages et voulut compter les peupliers devant ses fenêtres. Enfin il retourna consulter la pendule, et vit qu’il n’avait pu parvenir à passer trois minutes. — « Je ne puis m’empêcher de l’aimer, » s’écria-t-il en grinçant des dents et frappant du pied ; « elle me domine, et je suis son esclave, comme Massigny l’a été avant moi ! Eh bien, misérable, obéis, puisque tu n’as pas assez de cœur pour briser une chaîne que tu hais ! » Il prit son chapeau et sortit précipitamment.

Quand une passion nous emporte, nous éprouvons quelque consolation d’amour-propre à contempler notre faiblesse du haut de notre orgueil. — Il est vrai que je suis faible, se dit-on, mais si je voulais !…

Il montait à pas lents le sentier qui conduisait à la porte du parc, et de loin il voyait une figure blanche qui se détachait sur la teinte foncée des arbres. De sa main, elle agitait un mouchoir comme pour lui faire signe. Son cœur battait avec violence, ses genoux tremblaient ; il n’avait pas la force de parler, et il était devenu si timide, qu’il craignait que la comtesse ne lût sa mauvaise humeur sur sa physionomie.

Il prit la main qu’elle lui tendait, lui baisa le front, parce qu’elle se jeta sur son sein, et il la suivit jusque dans