Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/365

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son bonheur en ce monde était détruit à jamais, et qu’il ne pouvait s’en prendre qu’à un mort et à un vase étrusque.

Arrivé chez lui, il se jeta sur le canapé où la veille il avait si longuement et si délicieusement analysé son bonheur. L’idée qu’il avait caressée le plus amoureusement, c’était que sa maîtresse n’était pas une femme comme une autre, qu’elle n’avait aimé et ne pourrait jamais aimer que lui. Maintenant ce beau rêve disparaissait dans la triste et cruelle réalité. — « Je possède une belle femme, et voilà tout. Elle a de l’esprit : elle en est plus coupable ; elle a pu aimer Massigny !… Il est vrai qu’elle m’aime maintenant… de toute son âme… — comme elle peut aimer. Être aimé comme Massigny l’a été !… Elle s’est rendue à mes soins, à mes cajoleries, à mes importunités. — Mais je me suis trompé. Il n’y avait pas de sympathie entre nos deux cœurs. — Massigny ou moi, ce lui est tout un. Il est beau, elle l’aime pour sa beauté. — J’amuse quelquefois madame. — « Eh bien, aimons Saint-Clair, » s’est-elle dit, « puisque l’autre est mort ! Et si Saint-Clair meurt ou m’ennuie, nous verrons. »

Je crois fermement que le diable est aux écoutes invisible auprès d’un malheureux qui se torture ainsi lui-même. Le spectacle est amusant pour l’ennemi des hommes ; et, quand la victime sent ses blessures se fermer, le diable est là pour les rouvrir.

Saint-Clair crut entendre une voix qui murmurait à ses oreilles :

L’honneur singulier
D’être le successeur........

Il se leva sur son séant et jeta un coup d’œil farouche autour de lui. Qu’il eût été heureux de trouver quelqu’un dans sa chambre ! Sans doute il l’eût déchiré.

La pendule sonna huit heures. À huit heures et demie,