Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/390

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tenez-vous cela pour dit, parce que c’est vrai. Vous êtes dix fois, vingt fois plus jolie qu’il y a quatre ans, quand vous vous êtes mariée, et que j’étais amoureux de vous comme un conscrit, sans oser vous le dire.

La comtesse. Qu’il est original !

Édouard. Oui, parbleu ! je suis original, et plus que vous ne pensez. Il ne tient qu’à vous que je ne vous montre combien je suis original quelquefois quand je m’y mets. (Il se lève.)

La comtesse. Je le crois sans peine. Mais asseyez-vous, et parlons de choses sérieuses. (Elle lui verse à boire.) Contez-moi vos campagnes et vos amours, car l’un ne va pas sans l’autre. — Je ne vous vois qu’une épaulette comme vous aviez en partant. Moi qui espérais vous voir colonel pour le moins !

Édouard. Ah ! la graine d’épinards ! n’en a pas qui veut. Que voulez-vous ! Je suis lieutenant, toujours lieutenant. La croix aussi m’a passé sous le nez. Mais patience ; si un boulet ne m’arrête pas en route…

La comtesse. Sous ce gouvernement, les gens comme il faut n’ont rien à espérer : tout est pour la canaille.

Édouard. Bah ! j’ai eu du malheur aussi. Dans ce maudit régiment de chasseurs on ne meurt pas !… Les drôles sont invulnérables, je crois. Ah ! si j’avais pu mordre aux mathématiques, je serais entré dans l’artillerie légère. L’avancement est rapide dans ce corps-là. Tenez, la batterie d’artillerie légère qui était embrigadée avec nous a été renouvelée trois fois dans la dernière campagne. Un de mes amis, qui était lieutenant l’année derrière, va passer chef d’escadron, s’il ne meurt pas d’un coup de fusil qu’il a emboursé au milieu de l’estomac.

La comtesse. Sans la révolution, Édouard, avec votre naissance, vous seriez colonel à l’heure qu’il est.

Édouard. Oh ! bien oui ; mais colonel dans ce temps-là ce n’était pas le Pérou. Porter un chapeau en lampion,