Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/45

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Corse aussi ! » et n’eût pris sa défense. Cet, étranger était un Barricini, qui d’ailleurs ne connaissait pas son compatriote. Lorsqu’on s’expliqua, de part et d’autre ce furent de grandes politesses et des serments d’amitié éternelle ; car, sur le continent, les Corses se lient facilement ; c’est tout le contraire dans leur île. On le vit bien dans cette circonstance : della Rebbia et Barricini furent amis intimes tant qu’ils demeurèrent en Italie ; mais de retour en Corse, il ne se virent plus que rarement, bien qu’habitant tous les deux le même village, et quand ils moururent, on disait qu’il y avait bien cinq ou six ans qu’ils ne s’étaient parlé. Leurs fils vécurent de même en étiquette, comme on dit dans l’île. L’un Ghilfuccio, le père d’Orso, fut militaire ; l’autre, Giudice Barricini, fut avocat. Devenus l’un et l’autre chefs de famille, et séparés par leur profession, ils n’eurent presque aucune occasion de se voir ou d’entendre parler l’un de l’autre.

Cependant, un jour, vers 1809, Giudice lisant à Bastia dans un journal, que le capitaine Ghilfuccio venait d’être décoré, dit, devant témoins, qu’il n’en était pas surpris, attendu que le général *** protégeait sa famille. Ce mot fut rapporté à Ghilfuccio à Vienne, lequel dit à un compatriote qu’à son retour en Corse il trouverait Giudice bien riche, parce qu’il tirait plus d’argent de ses causes perdues que de celles qu’il gagnait. On n’a jamais su s’il insinuait par là que l’avocat trahissait ses clients, ou s’il se bornait à émettre cette vérité triviale, qu’une mauvaise affaire rapporte plus à un homme de loi qu’une bonne cause. Quoi qu’il en soit, l’avocat Barricini eut connaissance de l’épigramme et ne l’oublia pas. En 1812, il demandait à être nommé maire de sa commune et avait tout espoir de le devenir, lorsque le général *** écrivit au préfet pour lui recommander un parent de la femme de Ghilfuccio. Le préfet s’empressa de se conformer aux désirs du général, et Barricini ne douta point qu’il ne dût sa déconvenue aux