Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/455

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nête muletier, ne changèrent pas le moins du monde. Il me donnait la bouteille d’abord, en ma qualité de caballero ; puis l’offrait au galérien, et buvait après lui ; enfin il le traitait avec toute la politesse que les gens du peuple ont entre eux en Espagne.

— « Pourquoi donc avez-vous été aux galères ? » demandai-je à mon compagnon de voyage.

— « Oh ! monsieur, pour un malheur. Je me suis trouvé à quelques morts. (Fue por una desgracia. Me hallé en unas muertes.) »

— « Comment diable ? »

— « Voici comment la chose se passa. J’étais miquelet. Avec une vingtaine de mes camarades, j’escortais un convoi de presidiarios de Valence. Sur le chemin, leurs amis voulurent les délivrer, et en même temps nos prisonniers se révoltèrent. Notre capitaine était bien embarrassé. Si les prisonniers étaient lâchés, il était responsable de tous les désordres qu’ils commettraient. Il prit son parti, et nous cria : « Feu sur les prisonniers ! » Nous tirâmes, et nous en tuâmes quinze, après quoi nous repoussâmes leurs camarades. Cela se passait du temps de cette fameuse constitution. Quand les Français sont revenus et qu’ils l’ont ôtée, on nous fit notre procès à nous autres miquelets, parce que parmi les presidiarios morts il y avait plusieurs messieurs (caballeros) royalistes que les constitutionnels avaient mis là. Notre capitaine était mort, et on s’en prit à nous. Mon temps va bientôt finir ; et comme mon commandant a confiance en moi parce que je me conduis bien, il m’envoie à Jaen pour remettre cette lettre et ce chien au commandant du presidio. »

Mon guide était royaliste, et il était évident que le galérien était constitutionnel ; cependant ils demeurèrent dans la meilleure intelligence. Quand nous nous remîmes en route, le barbet était si fatigué, que le galérien fut obligé de le porter sur son dos enveloppé dans sa veste.