Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/65

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qui vous ai porté en croupe si souvent sur mon mulet qui mord ? Vous ne connaissez pas Polo Griffo ? Brave homme, voyez-vous, qui est aux della Rebbia corps et âme. Dites un mot, et quand votre gros fusil parlera, ce vieux mousquet, vieux comme son maître, ne se taira pas. Comptez-y, Ors’ Anton’.

— Bien, bien ; mais, de par tous les diables, allez-vous-en et laissez-nous continuer notre route.

Les bergers s’éloignèrent enfin, se dirigeant au grand trot vers le village ; mais de temps en temps ils s’arrêtaient sur tous les points élevés de la route, comme pour examiner s’il n’y avait point quelque embuscade cachée, et toujours ils se tenaient assez rapprochés d’Orso et de sa sœur pour être en mesure de leur porter secours au besoin. Et le vieux Polo Griffo disait à ses compagnons : Je le comprends ! Je le comprends ! Il ne dit pas ce qu’il veut faire, mais il le fait. C’est le vrai portrait de son père. Bien ! dis que tu n’en veux à personne ! tu as fait un vœu à sainte Nega[1]. Bravo ! Moi je ne donnerais pas une figue de la peau du maire. Avant un mois on n’en pourra pas faire une outre.

Ainsi précédé par cette troupe d’éclaireurs, le descendant des della Rebbia entra dans son village et gagna le vieux manoir des caporaux, ses aïeux. Les rebbianistes, longtemps privés de chef, s’étaient portés en masse à sa rencontre, et les habitants du village, qui observaient la neutralité, étaient tous sur le pas de leurs portes pour le voir passer. Les barricinistes se tenaient dans leurs maisons et regardaient par les fentes de leurs volets.

Le bourg de Pietranera est très-irrégulièrement bâti, comme tous les villages de la Corse ; car pour voir une rue, il faut aller à Cargese, bâti par M. de Marbœuf. Les

  1. Cette sainte ne se trouve pas dans le calendrier. Se vouer à sainte Nega, c’est nier tout de parti pris.