Page:Méry - Les Nuits d'Orient, contes nocturnes, 1854.djvu/15

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civilisation endormie dans ce pays fabuleux, ce grand domaine indien, qui s’étend de l’Hymalaïa au cap de Ceylan, et qui fut, aux premiers âges, le berceau des arts, des sciences, de la poésie, parce qu’il est le berceau du soleil. En 1799, une lutte était engagée entre les sultans de l’Inde et l’Angleterre ; Typpoo-Saïb appelait Bonaparte à son secours, et Bonaparte, retenu par Saint-Jean-d’Acre, ne descendit pas au Bengale, et laissa, malgré lui, le cri de détresse de l’Inde expirer dans ses déserts.

Si Saint-Jean-d’Acre eût été pris, une autre histoire commençait évidemment, et rien de ce que nous avons lu ou vu n’arrivait. Bonaparte devenait l’empereur de l’Inde, et lord Cornwallis n’envahissait pas le Mysore. L’histoire n’enregistrait ni Marengo, ni Austerlitz, ni Friedland. Moscou ne brûlait pas. Waterloo gardait l’anonyme. Sainte-Hélène ne connaissait pas le Prométhée impérial. La tour maudite de Saint-Jean-d’Acre était la tour du destin, Turris fatidica.

Or, ce jour là, m’étant entretenu de toutes ces choses sans les communiquer expansivement à un interlocuteur, je rentrai chez moi, avec un véritable désespoir au cœur. Il y a des professeurs d’humanités qui exhalent, en chaire, des regrets poignants, à l’idée qu’Annibal n’a pas marché sur Rome, après la bataille de Cannes. Ces professeurs ne s’en consolent pas on dirait qu’ils eussent gagné quelque chose à cette marche d’Annibal, et que leurs appointements universitaires auraient été doublés. Je ressemble un peu à ces professeurs, moi, mes regrets toutefois me paraissent plus légitimes. Je n’ai jamais versé des larmes sur les délices de Capoue, mais je me suis attristé profondément sur l’échec de Saint-Jean--