Page:Méry - Les Nuits d'Orient, contes nocturnes, 1854.djvu/14

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réflexion à un homme pacifique, et peu soucieux de Saint-Jean-d’Acre, et je refusai toute explication.

Heureusement l’omnibus qui laboure le boulevard passa incomplet devant nous, et M. Féraud s’y précipita.

Ainsi commencent les rêves par livraisons.

Resté seul, je me communiquai à moi-même l’explication refusée à M. Féraud ; si elle se fût évaporée dans l’atmosphère du boulevard frivole, à l’oreille sourde d’un interlocuteur trop pacifique, elle aurait perdu ce degré de concentration qui agite les nerfs du cerveau, et les prédispose au vagabondage de l’imagination. Ceci est obscur ; si j’avais le temps, je le rendrais plus clair ; mais alors cela paraîtrait moins profond devant les hommes sérieux.

Bonaparte, en 1799, me disais-je, a livré soixante assauts à Saint-Jean-d’Acre, et ne l’a pas pris ! il y avait là une vieille tour, surnommée la Maudite, une tour d’enfer, qui arrêtait tout. Les Français avaient de mauvais canons turcs, pris à Jaffa ; les Anglais nous avaient pris les nôtres ; ces canons turcs se faisaient des brèches, et n’en faisaient pas ; un ingénieur français renégat dirigeait les opérations de la ville ; Sidney-Smith, qui depuis est devenu philanthrope et a inventé le semoir mécanique à la gare de Saint-Ouen, Sidney-Smith commandait deux vaisseaux, Tiger et Thesæus, et mitraillait le rivage avec une inépuisable prodigalité de biscaïens ; bref, il faillit lever le siége après le soixantième assaut, et Bonaparte prononça ces paroles, que personne autour de lui ne comprit : Le sort du monde était dans cette tour.

Bonaparte avait désespéré de l’Occident… comme Alexandre de Macédoine, et comme lui aussi il voulait réveiller la