Page:Méry - Les Nuits d'Orient, contes nocturnes, 1854.djvu/73

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intelligent des rois. Grâce aux entretiens de Bonaparte et de ses généraux, entretiens toujours recueillis avec avidité par les soldats, le plus ignorant connaissait la grandeur de l’entreprise, et savait les antiques histoires qui se rattachaient aux grandes conquêtes et aux illustres noms.

Alexandre, disait-on, a mérité le titre de Grand non par ce qu’il a fait, mais par ce qu’il a tenté de faire, et par les exemples laissés. Annibal a noblement accompli une guerre de vengeance ; César a combattu pour le peuple contre les grands ; Alexandre seul n’a pas fait le rêve d’un homme, il a fait le rêve d’un demi-dieu. Annibal et César ont des proportions héroïques, mais humaines ; ils sont les premiers chez les grands vulgaires. L’un n’a vu que l’Italie, l’autre n’a vu que les Gaules ; ils ont beaucoup détruit, et n’ont rien bâti. Alexandre a créé trente villes ; il a creusé des ports ; il a dompté le Nil et l’a soumis à l’irrigation ; il s’est donné, dans l’oasis d’Ammon, l’auréole de fils de Jupiter, pour s’élever au-dessus du reste des hommes, et mériter cette confiance surnaturelle qui lui était si nécessaire dans l’accomplissement de ses travaux divins. Arrêté sur les bords de l’Indus, il a laissé à la porte de l’Inde bien plus, qu’une victoire : il a laissé une idée, une idée féconde, l’espérance de l’Occident ; et vingt siècles après, Bonaparte recueille cette idée, après la prise de Saint-Jean-d’Acre, et, traitant de hochet le globe vide de Charlemagne, il lui préfère le disque du soleil, épanoui en rayons sur les villes du grand Orient.