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A. MOUANS

LA FOUX-AUX-ROSE

(Par A. Mouans)

CHAPITRE PREMIER


Au mois de février, tandis que les habitants de régions moins privilégiées endurent encore tristement les dernières rigueurs de la mauvaise saison, en Provence le printemps est près d’éclore. Les étrangers venus là pour chercher un ciel plus clément que celui de leur pays natal s’émerveillent à la vue de la campagne verdissante, des arbres dont les bourgeons se gonflent et éclatent sous la poussée d’une sève généreuse.

Le jour où commence cette histoire, Rousseline, qui jouit de cet heureux climat depuis cinquante ans, ne songe nullement à s’en étonner ; mais en bonne méridionale qu’elle est, accueille la brise déjà chaude et le soleil qui monte radieux dans la belle voûte d’azur. Juchée à la manière des femmes du pays sur sa mule, aux flancs de laquelle sont accrochées deux énormes corbeilles, portant sur sa tête la capeline provençale, large chapeau raide et plat qu’on incline du côté où dardent les rayons du soleil, la brave fille quitte les rues étroites qui, à Grasse, entourent la place du marché, et se dirige allègrement vers une des collines proche de la ville.

Il est clair que la baguette qu’elle tient dans sa main vigoureuse est destinée à ranimer au besoin l’ardeur de sa monture : mais la jeune mule va bon train comme une bête que chaque pas rapproche de l’écurie ; c’est à peine si elle ralentit pour gravir la route qui s’élève lentement aux flancs du coteau couronné d’oliviers. Encore cinq minutes du même petit trot et l’écuyère rustique, après avoir jeté en passant un regard d’admiration à l’élégante « Villa des Myrtes », s’arrête devant la barrière blanche de « Beau Soleil », habitation voisine ; c’est une maison plus simple, mais de bonne apparence ; suivant l’antique usage du pays, les portes et les fenêtres du rez-de-chaussée ouvrent sur une large tonnelle couverte de vignes.

À la vue de Rousseline qui a mis pied à terre et, une fois entrée dans le jardin, s’en vient tirant sa mule par la bride, Marthe Brial, une fillette grande pour ses onze ans, brune, avec des yeux superbes et une forêt de cheveux noirs, s’élance sur le seuil du vestibule en s’écriant :

« Dieu ! que tu as été longue !… J’ai cru que tu n’allais pas revenir ce matin !

— Eh ! mademoiselle, je ne suis que d’un quart d’heure en retard, repartit la vieille cuisinière scandant chaque syllabe de son accent méridional, j’avais beaucoup de choses à commander chez les fournisseurs et aussi d’autres à acheter en ville ; voyez, les paniers sont pleins ; madame le savait bien…

— Aussi, n’est-ce pas maman qui t’attend, c’est moi et même nous trois pour savoir si tu as vu quelqu’un ?… »

La servante, qui de nouveau tirait sur la bride de sa bête pour l’aller décharger devant la cuisine, s’arrêta court et répéta, étonnée :

« Quelqu’un ?…

— Oui, voyons, tu me comprends bien… As-tu aperçu les locataires des Myrtes ?

— Ah ! ah ! c’est cela que vous voulez dire, mademoiselle ; croyez-vous donc que des personnes arrivées d’hier se promènent ce matin avant huit heures ?

— Oh ! moi, à leur place, je l’aurais bien sûr fait pour voir le pays et connaître les gens qui demeurent près de ma villa : mais, puisqu’ils n’ont pas eu cette idée, raconte à mes frères ce que tu sais de leur arrivée.

— Bon Diou, mademoiselle, je n’en ai pas le temps.

— Ça ne fait rien, raconte tout de même… ma bonne Rousseline ; tiens, regarde comme Jacques et Norbert écoutent… »

Marthe avait bondi de la porte jusque auprès de la servante et lui désignait la fenêtre