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LA FOUX-AUX-ROSES

ouverte où les têtes des deux garçons s’avançaient curieusement.

Norbert, qui avait treize ans, ressemblait à sa sœur ; Jacques, plus jeune qu’elle, était un garçonnet joufflu et de mine réjouie.

Flattée sans doute de voir des auditeurs si attentifs, Rousseline ne se fit pas prier davantage :

« Quand les locataires qui vont habiter la villa de votre papa sont arrivés, dit-elle comptant à mesure sur ses doigts chaque personnage qu’elle nommait, j’ai vu une jeune dame très jolie et très pâle qui est descendue la première de voiture en s’appuyant sur un grand diable de domestique, puis une petite vieillotte toute ronde qui trottinait comme une souris. La dame pâle disait : « Cette villa me parait charmante », et la petite dame a répondu : « Oui, mais c’est trop loin de Mortagne ! pense que nous avons presque traversé la France avec ces horribles chemins de fer ! je suis à moitié morte de fatigue et de peur ! » Pour une morte, elle parle et marche joliment bien.

— Ensuite, Rousseline ?

— Ensuite, il y avait une bonne qui portait plein ses bras de châles, de parapluies, de paquets ; elle était coiffée d’un drôle de bonnet rond…

— Tu ne parles pas de la petite fille ?

— Attendez donc, mademoiselle Marthe, ma langue est alerte, mais je n’en ai qu’une ; du reste, ce n’est pas la peine que je dise rien de la petite demoiselle, puisque vous savez…

— Par exemple ! c’est le plus intéressant ! dis-nous comment elle est ?

— Pichounette (toute petite), mais je la crois aussi âgée que vous : elle a de vilains cheveux clairs…

— Et ses yeux ? interrogea Norbert.

— Ses yeux ?… je ne sais pas… ils sont peut-être verts… c’est si laid tous ces étrangers ! »

Les trois enfants protestèrent.

« Mais, Rousseline, ils sont français : M. Jouvenet, qui a loué les Myrtes, est un grand architecte de Paris qui vient ici pour construire des villas, des châteaux… et…

— Et la dame pâle est sa femme…

— Et la petite fille est sa fille…

— Et la vieille dame est la mère de Mme Jouvenet, papa l’appelle Mme Francœur…

— Elle habite Mortagne, dans l’Orne, c’est en France cela !

— Et les domestiques sont certainement français !

— Té ! fit Rousseline, d’un air rogue, vous me demandez ce que j’ai vu et vous en savez plus long que moi ; une autre fois, je ne dirai rien. »

Elle s’en alla vers les communs en chassant sa mule devant elle à coups de baguette. Les enfants, qui avaient pris plaisir à l’étourdir de leurs exclamations, se regardèrent en riant :

« Elle radote, dit Marthe en haussant les épaules, une fille qui a les yeux verts, a-t-on jamais vu cela !

— Et puis, ajouta Norbert, elle ne nous a seulement pas parlé de Philippe ; je suis certain, moi, que quand M. Jouvenet causait avec papa, il a dit : « Depuis sa grande maladie, ma femme ne veut se séparer ni de sa fille, ni de notre fils Philippe. »

— Peut-être qu’il est tout petit, fit observer Jacques.

— Du tout, on ne dit pas « mon fils » en parlant d’un baby ; de plus, Rousseline aurait vu ce marmot et sa nourrice ; je suis certain au contraire que l’architecte a un garçon assez grand pour nous intéresser… Ah ! neuf heures ! courons, Jacques, ou nous serons en retard pour la leçon de dessin ! »

Norbert saisit son carton sur la table et, enjambant l’appui de la fenêtre, sauta près de Marthe. Son frère moins pressé sortit par le vestibule d’un pas nonchalant.

« Jolie idée que tu as eue de demander à père des leçons supplémentaires, fit-il, maussade, on n’a plus son pauvre jeudi tout entier pour jouer !

— Tu es libre, dis à père que tu renonces au dessin.

— Merci, pour qu’on me cite à tout propos ton amour du travail.

— Alors, fais-nous grâce de tes lamentations, dépêchons-nous ; en passant devant les