Aller au contenu

Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901.pdf/220

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
219
EN FINLANDE

valait essayer d’un autre métier puisque celui de tailleur ne lui convenait point. Si ses doigts n’étaient point agiles, son esprit l’était. Elias entra donc en apprentissage, chez un pharmacien. Il ferait sans doute un bon employé, peut-être même, dans la suite des temps, un apothicaire.

« Des livres grecs et latins traînaient chez le pharmacien. Elias Lönnrot eut l’intuition d’un monde nouveau. Sa curiosité éveillée, avec le vif désir d’apprendre, il s’y mit de toute son âme, non le jour, puisqu’il n’était qu’un simple commis au service de son patron, mais la nuit. Tout seul, sans aide, sans conseil, sans encouragement aucun, Elias s’instruisit à sa façon, et son succès fut tel que, familier avec la langue latine et habitué à penser en latin pour ainsi dire, il stupéfia un savant client de la maison en lui adressant une phrase en cette langue. De ce jour, sa fortune fut faite. On commença à s’intéresser au jeune homme, on lui découvrit des facultés extraordinaires et on lui procura l’argent dont il avait besoin pour travailler librement.

« À l’université d’Abo, où il alla étudier la médecine, tout le monde était d’accord pour lui prédire un brillant avenir. Elias Lönnrot n’y remporta que des succès, et bientôt il eut en poche son diplôme de docteur en médecine.

« On l’envoya exercer sa profession dans le district de Kajana, au nord-est de la Finlande, contrée qui avait, par sa situation même, résisté davantage à l’occupation suédoise, et conservait mieux que partout ailleurs les vieux chants populaires et les traditions. Lönnrot sut apprécier la valeur et le charme de ces chants, qui peignaient fidèlement la vie de nos ancêtres et depuis des siècles se transmettaient de bouche en bouche, de génération en génération, sans que nul n’eût jamais songé à les recueillir dans leur intégrité et à les fixer par l’écriture. Naturellement des altérations s’étaient produites ; il fallait retrouver la relique brisée en mille miettes, dispersée dans les familles, enfouie par fragments au cœur des vieillards. Lönnrot ne recula pas devant la difficulté de l’œuvre. Comme on fait des fouilles autour d’un trésor caché dans la terre, le jeune docteur se mit à extraire de tous ceux qui l’entouraient les fragments de tradition vivants encore en leur mémoire. Il interrogea les vieux et les jeunes. Toujours muni de son crayon et de son carnet, il allait, visitant ses malades, pénétrant dans les habitations reculées, où les vieilles chansons s’étaient plus fidèlement gardées.

« Quand il avait gagné la confiance de ces êtres timides, renfermés, adroitement il les interrogeait. Les choses en apparence les plus insignifiantes contenaient pour lui quelque enseignement. Il notait tout : un mot, un vers, une coutume. Il amassa ainsi une foule de renseignements qu’il comparait, annotait, contrôlait incessamment. Comme un collier précieux dont le fil est brisé et dont les perles ont roulé au loin, ainsi s’étaient dispersés les chants d’autrefois, et nul ne songeait qu’il pût y avoir de corrélation entre ces diverses ballades, ni que ces « chants de nourrice » eussent un intérêt scientifique. Dix ans de labeur acharné permirent au jeune docteur de mener à bien ce travail. L’œuvre dont, par intuition, il avait deviné l’ensemble, se trouva grâce à lui reconstituée, telle une savante mosaïque, et lorsque, en 1830, ces chants, réunis en un tout complet sous le nom de Kalevala, furent livrés au public, c’était pour le monde une révélation, pour notre peuple finnois un délire, une fierté sans pareille ; legs incomparable de nos ancêtres, nous nous trouvions en possession de documents tels que nul peuple européen ne peut se vanter d’en avoir. Les quarante chants épiques du Kalevala nous retraçaient fidèlement, dans des vers d’une forme impeccable, la vie, les mœurs, les sentiments, la religion de nos pères. Et cette langue finnoise que nos vainqueurs, les Suédois, avaient dédaignée, traquée, remplacée par la leur ; cette langue, que les classes supérieures avaient laissé tomber en désuétude, mais qui se conservait vivace au sein du peuple, nous redonnait une vie nouvelle, une nouvelle autonomie. Ce fut le signal de notre résurrection. Qu’importait le nombre ? De par notre antiquité, nous avions