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COLETTE EN RHODESIA

accidentelle, causée par le tir, à la culasse de sa pièce, qu’il a dû emporter à l’atelier souterrain pour la réparer. Mais cette substitution même montre assez qu’aucun danger n’est en vue et que la sécurité de l’habitation n’est pas menacée. À la suite de leur désastre, les indigènes se sont dispersés ; ils ne donnent plus signe de vie ; Bernier, qui court le pays, ne signale aucun rassemblement suspect.

N’était le souci d’être depuis trois semaines sans nouvelles des absents, et de n’avoir pas encore de réponse aux lettres envoyées à Pretoria pour informer M. Massey, Henri, Gérard et le docteur Lhomond de l’attaque tentée par Benoni, l’aspect général de Massey-Dorp serait à peu près celui des jours heureux.

Goliath gambade avec Tottie sur le gazon de la pelouse. Colette, assise auprès de sa mère sous un berceau de jasmin, lève de temps en temps les yeux de son ouvrage pour regarder leurs ébats. Lina passe à travers les massifs, cueillant des fleurs destinées à l’ornement de la table familiale. Martial Hardouin se prépare à se rendre à la tour phénicienne pour ses travaux accoutumés. Quant à M. Weber, il paraît aujourd’hui donner une attention exceptionnelle aux grâces enfantines de Tottie. Ses gros yeux de chouette ne paraissent pas, comme à l’ordinaire, fixés sur un point qu’ils ne voient point. Il y a, selon le mot de Shakespeare, spéculation in his eye ; il y a aussi de l’émotion, de la tendresse de grand-papa. Colette, suivant la direction de ce regard, a tôt fait de comprendre que le digne savant admire Tottie. Il est fou de la fillette, comme jadis la mère-grand du petit Chaperon-Rouge, et quoique chacun à Massey-Dorp, maîtres, serviteurs et animaux, ait sa part d’idolâtrie pour l’enfant, c’est chose notoire que, sur ce terrain, Goliath et M. Weber viennent avant tous les autres. Il y a même jalousie marquée entre les deux adorateurs de Mlle Tottie, et c’était un thème inépuisable de plaisanteries — au temps où l’on avait le cœur à plaisanter — que les escarmouches journalières des deux rivaux pour se dépasser l’un l’autre dans les bonnes grâces de leur mignonne souveraine.

« N’est-ce pas qu’elle est jolie ? demanda Colette avec l’orgueil bien pardonnable d’une jeune maman.

— Elle est adorable !

— Et avez-vous jamais rien vu, dites-moi, qui soit plus touchant que la délicatesse de Goliath à la manier, l’enlever, jouer avec elle ?… De plus risible que le despotisme de Tottie ?… De plus gracieux que cette alliance de force et de faiblesse ?…

— On ne se lasse pas de l’admirer, fit Weber avec une moue légère de dépit ; mais ne croyez-vous pas… ne vous semble-t-il pas que Goliath abuse un peu… qu’il accapare Tottie… et aussi qu’il oublie le travail pour le jeu ?…

— Comme vous voilà sévère, ce matin, dit Colette étonnée. Non, j’avoue que je ne songe guère à abréger leurs jeux ; ils font tant de bien à la petite, et Goliath est si sûr !… Et puis, il a tant servi ! n’a-t-il pas le droit de prendre sa retraite ? D’ailleurs, ajouta-t-elle en souriant, je crois que ceux qui voudraient séparer ces deux amis y perdraient leur éloquence. Tout le monde s’entend ici à faire de la mignonne un petit tyran qui ne connaît que sa volonté, et, quant à Goliath, si j’essayais de lui enlever sa pupille, il la suivrait, je crois, jusque dans la maison, jusque dans sa chambre…

— C’est justement ce qui cause mon souci, dit M. Weber brusquement. J’ai besoin du dos puissant de Goliath pour opérer certains chargements et transports. Mon canon est réparé. Il s’agit de le rapporter ici, avec une cargaison d’obus… Les mécréants peuvent revenir !… Mais va te faire promener !… Ce diable de Goliath refuse de s’éloigner d’un centimètre de sa chère Tottie !… J’avais prié Martine d’emporter l’enfant pour un instant. Ah bien ! oui… quelle scène !… Tottie criait ; l’éléphant était furieux. J’ai vu le moment où il allait me faire un mauvais parti… Il n’y a pourtant pas de temps à perdre… Je voudrais qu’aujourd’hui même la pièce fût remise en place…

— Cessez de vous tourmenter, cher ami, dit Colette, qui ne put s’empêcher de rire un