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Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901.pdf/343

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J. DAIGRET

— Nous quitter aussi vite, y songes-tu, ma chère Dorothée ! s’écria M. Brial, tu veux donc que cette triste querelle ne finisse jamais !

— Au contraire, je serais heureuse qu’elle se terminât, si elle pouvait finir ainsi que mon père l’entendait. Oui ou non, la Foux-aux-Roses est-elle à moi ?

— Mon père affirmait que ses deux rives faisaient partie de notre part, répondit M. Honoré ; cependant, pour faire la paix, je te les abandonnerai très volontiers.

— Adieu, cousin, nous ne pouvons nous entendre ; tu veux me faire une faveur inutile, puisque ma jolie Foux est bien ma propriété ! »

Mlle Lissac, qui avait prononcé ces paroles avec fierté, fit signe à Irène de la suivre et elle allait s’éloigner de son pas le plus solennel, lorsque Norbert s’élança :

« Cousine, je vous en prie, laissez-moi vous accompagner comme au départ, cela me fera plaisir.

— Bien, mon ami, très bien, approuva son père, tu nous rejoindras à la maison. Au revoir, Dorothée !

— Adieu, Honoré ! » répéta obstinément la vieille demoiselle, pour laisser entendre une fois encore que la trêve expirait et qu’elle-même ne comptait plus revoir son parent.

Escortée des deux enfants, elle marchait rapidement ; Irène ne se souvenait pas d’avoir vu à sa tante cet air triste et abattu.

« Je sais pourquoi, murmurait la bonne petite à l’oreille de son cousin ; elle aurait voulu accepter quand le cousin a proposé la paix ; c’est à cause du grand-père Lissac qu’elle a dit non, et cela la chagrine.

— Tante, reprit-elle tout haut, si nous passions par le pont, ce serait plus court, puisqu’il est ouvert.

— Ouvert ! s’écria Mlle Dorothée brusquement arrachée à ses réflexions, enfant terrible, tu t’es permis d’ouvrir le pont !…

— Mais, pas du tout, c’est toi, hier, pour parler à Norbert, qui…

— Et tu ne l’as pas fermé, petite négligente ! voilà comment tu maintiens mes droits en mon absence !… Ah ! il est temps qu’avec ma fermeté ordinaire je fasse rentrer toutes choses dans l’ordre, allons fermer le pont et plus vite que cela ! »

Au pas accéléré on fut bientôt devant la porte de bois, mais, avant de la franchir, Mlle Lissac se tourna vers Norbert :

« J’en suis fâchée, mon ami, dit-elle, il est impossible que tu nous accompagnes plus loin par ce chemin-là ; le pont, comme la Foux, nous appartient et ce n’est pas sans raison que mon père l’a fermé.

— Quoi ! vous me renvoyez, cousine ?

— Tu pourras venir chez moi par une autre route. »

La tante Dor poussa le lourd vantail, mais elle le rouvrit aussitôt :

« La clef n’est plus à la serrure, elle a dû tomber ; cherche-la, Irène, cherche bien, ma fille », répétait-elle, se penchant vers la terre et remuant du bout de son parasol l’épaisse couche de poussière ; Irène aussi s’était mise en quête et Norbert, sans s’aventurer sur le terrain défendu, explorait avec complaisance chaque touffe d’herbe ou de mousse autour de la porte. Malgré leurs efforts, la clef demeurait introuvable. Les yeux gris d’Irène souriaient, le visage de Norbert exprimait l’allégresse, leurs regards se rencontrèrent et un double éclat de rire s’échappa de leurs lèvres !… Rire dans un pareil moment, c’était plus qu’il n’en fallait pour exciter l’indignation de Mlle Dorothée, pour éveiller ses soupçons les moins vraisemblables. Elle se redressa et regarda les deux enfants, que le rire secouait encore.

« Puis-je savoir ce que veut dire cet accès de gaieté ? demanda-t-elle d’une voix qui tremblait d’impatience.

— Ah ! tante, s’écria Irène, que la clef a donc bien fait de se perdre !

— Et ceux qui l’y ont aidée sont deux malins, n’est-ce pas ?… Ils pensent ainsi réussir à ce que la porte reste ouverte ? La tante Dor ne se laisse pas tromper par des enfants de votre âge ; demain, je commanderai une autre clef ; mais, tant que vous ne m’aurez pas rendu celle que je tiens de mon père, je t’interdis l’entrée de ma bastide, Norbert ; et toi,