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PAUL ROLAND

Ayant décrété dans ma très profonde sagesse que les siennes, de quarante-quatre ans plus vieilles que les miennes, étaient les meilleures, je leur donnais toujours raison, mais ne changeais pas d’un pouce ma ligne de conduite. Je pensais que les idées des tantes sont bonnes pour les tantes et celles des nièces parfaites pour les nièces.

Plus docile et moins présomptueuse, peut-être aurais-je songé que ma tante, dont l’existence se passait à me gâter, ne pouvait me défendre sans motif un plaisir que je goûtais si vivement. Puisque l’excellente créature sacrifiait sans cesse ses goûts à mes caprices, elle n’agissait donc qu’en vue de mon intérêt et sa défense visait à m’épargner un danger ou un chagrin que j’étais trop jeune pour prévoir…

Hélas ! bien des enfants préfèrent aux doux avis de ceux qui les aiment les dures leçons de l’expérience, la plus sévère des marâtres…

Mon bonheur égalait mon émotion lorsque, grimpée à la grille du jardin, je parvenais à tenir d’une main le battant de la cloche bavarde et lever de l’autre main le petit loquet de fer.

Quelle ivresse !…

Je sentais la cloche frémir sous mes doigts comme un oiseau captif… le bâillon serrait fort… la tante était loin… et hop !… je franchissais le seuil. Mes jambes et mon cœur, tout courait vers la rivière…

Et la lessive ?…

J’y arrive ; il fallait bien vous présenter d’abord ma rivière.

Les jours de lessive (l’événement durait au moins une semaine), la nièce de tante Claudie s’éveillait au premier soleil. J’ai remarqué qu’il faisait du soleil ces matins-là.

À peine hors de mon lit, je courais à la fenêtre et j’avais le plaisir de contempler, à travers les rideaux de mousseline à pois, tout un bataillon féminin évoluant sous les yeux de ma tante, dans un arsenal de baquets, de piles de linge, de brouettes, de battoirs et de morceaux de savon.

J’étais vite habillée, vite mêlée au groupe des travailleuses, dont deux seulement m’intéressaient : tante Claudie et la Girardeau.

À la première, je souhaitais un tendre bonjour entremêlé de caresses.

Ma tante, qui conservait dans le feu de la bataille un entendement très ouvert, n’avait pas besoin d’explications :

« Oui, oui, tu vas aller à la rivière. »

Je sautais après la Girardeau, la plus ancienne des laveuses, m’agrippant à son tablier. Tante ajoutait aussitôt :

« Veillez-y bien, la Girardeau, ne la laissez pas trop approcher du bord. Prenez votre temps. Il vaut mieux laver un jour de plus et ne pas laisser cette enfant se noyer. »

Les draps s’empilaient sur la brouette, tante les recouvrait d’un sac de toile, et hop !… assise là-dessus plus fièrement que la czarine sur le trône de toutes les Russies, je me laissais voiturer par la brave femme.

Les autres venaient derrière, leurs pieds nus perdus dans un nuage gris.

Et cric que… cric que… cric que… cric… les brouettes roulaient, grinçaient, couraient, mais la mienne gardait la tête.

Malgré sa petite taille et ses soixante ans, la Girardeau était aussi vigoureuse que toutes les jeunesses. Elle roulait ferme, ses maigres mollets battus par la jupe de droguet et les ailes de sa coiffe voltigeant au vent.

Je riais comme on rit si bien à cet âge, et ma vieille brouetteuse en était toute ragaillardie.

Ce jour-là, rien pour moi qui ne fût brillant et gai. Jamais tapis de haute laine ne m’a semblé aussi moelleux que l’herbe drue du grand pré incliné en pente douce jusqu’à ma rivière.

C’était le pré de tante Claudie. Elle l’aimait, celui-là, parce qu’il lui donnait en abondance un excellent fourrage.

Moi je l’aimais pour le velouté de son herbe, pour ses grands boutons d’or, pour ses pentecôtes rouges, blanches ou tiquetées de mauve, pour ses bonhommes aux fleurons serrés comme les écailles d’un conifère, pour ses jolies grenouilles, ses geurnovelles, qui me sautaient aux jambes comme de petites étourdies, pour tout enfin, car tout est beau dans la nature.