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A. MOUANS

et Honoré Brial continuera à refuser de le rendre… et, dans quelques années, quand je ne serai plus de ce monde, tu suivras mon exemple et tu ne laisseras pas accuser ton aïeul d’avoir réclamé ce qui ne lui appartenait pas. »

La réponse d’Irène ne fut point telle que sa tante l’attendait ; à peine celle-ci eut-elle achevé sa dernière phrase que deux bras caressants se nouèrent autour de son cou :

« Je t’en prie, tante Dor, ne parle pas de me quitter dans quelques années ; dis : dans longtemps, dans très longtemps… quand je serai grande et même vieille… »

En parlant, elle couvrait de caresses le visage de la bonne demoiselle qui finit par se dégager :

« Assez, assez, petite folle ; voici Marie-Louise qui vient annoncer que le déjeuner est servi ; va renouer tes cheveux et te laver les mains ; tu sais, je n’aime pas attendre. »

Irène obéit en souriant. L’accueil fait à ses marques d’affection eût attristé tout autre enfant, mais elle savait que sa tante l’aimait et elle devinait de la tendresse sous ses rudes manières.

Un instant après, toutes deux, assises devant le couvert propret que Marie-Louise avait préparé, mangeaient de bon appétit. De nouveau il fut question de la bicyclette ; seulement Irène, sans trop savoir pourquoi, ne dit pas que Jacques et Norbert étaient sur l’autre rive de la Foux, et Mlle  Dorothée, qui écoutait plus patiemment son récit, se figura qu’en dépit de sa maladresse Philippe avait fini par sortir seul de l’eau.

« À présent, dit-elle comme pour terminer cette affaire, fais-moi le plaisir de t’occuper d’autre chose et de laisser le vélocipède où il est ; son maître saura bien le réclamer.

— Mais, tante Dor, si quelqu’un allait passer par le bois et le voler.

— Tant pis, tu ne peux pas monter la garde à côté, ni te battre avec les voleurs ; encore moins l’amener ici pour salir la maison… En voilà assez là-dessus. »

Irène n’osa répliquer, elle savait que sa tante n’aimait pas les discussions ; pourtant, se conformer tout à fait à sa recommandation lui parut très difficile.

Le repas terminé, elle prit le livre qui contenait sa leçon du lendemain et alla s’asseoir sur le mur bas afin de surveiller le chemin montant.

« Deux heures, deux heures et demie… trois heures ! » murmura-t-elle successivement, lorsque la grosse horloge de la cuisine lui envoya les notes graves de son timbre.

« Ce garçon est encore plus maladroit que je ne pensais… il ne sait même pas trouver notre bastide ! »

Découragée, elle allait quitter son observatoire, quand, dans l’air très pur, le bruit d’une conversation lui arriva :

« Je t’assure, père, disait avec emphase une jeune voix de garçon, je t’assure qu’à ma place le meilleur cycliste n’aurait pas évité cette chute ! Je dirigeais très bien mon vélo quand il est parti de travers… et, si tu avais pu voir comme je me suis vite relevé au milieu de ce courant rapide !… quand Norbert est accouru, je grimpais déjà le talus ; il n’en revenait pas et m’a dit : Vous êtes joliment leste !… »

Par un éclat de rire retentissant, la studieuse Irène, toujours assise sur le petit mur, son livre sur les genoux, coupa net les belles phrases de Philippe, car c’était lui qui gravissait le chemin aux côtés de M. Jouvenet. Ce dernier fit halte à quelques pas de la rieuse et parut s’amuser beaucoup de cet accès de gaîté, dont il devinait à peu près la cause.

Le père et le fils n’étaient pas seuls ; Mme  Francœur montait plus doucement le chemin, appuyée sur l’épaule de Nadine qui, au premier éclat de rire, aurait bien voulu presser le pas.

Toutes deux apparurent au moment où M. Jouvenet disait :

« Voilà une petite personne qui ne semble pas prendre tes prouesses au sérieux ; est-ce par hasard la fillette que tu as vue au bord de l’eau ?

— Justement, papa, c’est elle ; pourquoi veux-tu que ce soit de moi qu’elle se moque ?

— Pourquoi ?… nous pouvons le lui deman-