Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/16

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Noirs de la tête aux pieds, de véritables diables, un grand troupeau, une cinquantaine de buffles au moins, surgit dans un galop effréné, trouant la broussaille, renversant, broyant tout.

Ils ont passé comme un météore… Apparus, disparus !… Personne n’a eu la présence d’esprit de lever son fusil. Les kodaks aussi sont demeurés perclus. La première parole qui rompt l’ensorcellement est articulée par le naturaliste :

« Ce sont des brachyures ! »

Nous entendons au même instant les clameurs du caïd Moufok et de ses traqueurs.

Nous voulons pousser nos chevaux : les pauvres bêtes résistent, les oreilles pointées, frémissant de tous leurs membres. Elles s’étaient bien tenues pourtant devant les sangliers.

Le cheval de Mrs  Odgers a pris le mors aux dents. Il emporte son écuyère dans une petite plaine en forme de cirque encaissée au pied de la montagne.

Je suis épouvanté. Un buffle isolé suivait le troupeau à quelque distance ; je le vois s’arrêter un instant ; son œil a été frappé par la robe écarlate de l’amazone ; il se rue à sa poursuite… Mrs  Odgers est désarmée : elle a, tout à l’heure, remis sa carabine à un domestique.

Odgers s’est lancé derrière le buffle : Sélim l’accompagne. Je veux en faire autant, mais mon cheval, lui aussi, devient fou ; il pique dans une direction opposée. Et, quand je suis parvenu à le maîtriser, je suis trop loin pour jouer un rôle utile dans la scène effrayante que j’ai sous les yeux.

Odgers a tiré à cent mètres ; l’animal, que la balle a effleuré, se retourne, regarde son agresseur, hésite, puis reprend sa course.

Mais il s’arrête déconcerté ; sa proie a disparu. Mrs  Odgers a pu pousser sa monture derrière une ligne de rochers hérissant le fond du cirque et formant une sorte de couloir.

Au moment où Odgers va tirer de nouveau, son cheval brusquement se cabre et lui fait vider les arçons.

Il est tout de suite debout, mais le malheureux essaye en vain de soulever sa carabine, il a le poignet foulé.

Le buffle a dressé la tête, reniflé bruyamment ; ses yeux encavés, sournois et féroces, brillent comme deux braises ; il vient d’entrevoir, entre deux roches, le corsage rouge. Mrs  Odgers débusque du couloir ; elle revient vers nous à fond de train.

Le buffle pousse un mugissement et fonce sur elle.

Je mets en joue ; mais, à cette distance, je tremble d’atteindre Mrs Odgers.

Un coup de feu éclate : c’est le caïd Moufok qui a tiré, mais de trop loin.

L’animal ne paraît pas avoir été atteint ; de plus en plus il gagne de vitesse…

La jeune femme semble perdue. Tête basse, cornes en avant, le monstre n’est plus qu’à quelques mètres.

À tout risque, je vais presser la détente.

Une détonation m’a prévenu. Je vois le buffle s’arrêter instantanément, osciller sur ses quatre pieds ; il s’abat lourdement, d’un bloc.

Qui a sauvé Mrs  Odgers ? Sélim ! La carabine échappée à la main blessée du naturaliste, l’enfant l’a saisie ; prompt comme l’éclair, il a ajusté…

La bête a été frappée entre les deux épaules, à la place précise où le taureau des corridas reçoit l’estocade finale ; la balle a fait le même trajet que l’épée foudroyante du matador…

… Nous passâmes la nuit à Bizerte. Le lendemain, nous étions de retour à Tunis.



Le héros de cette chasse, qui remonte à plusieurs années, est maintenant à l’école militaire de Saint-Cyr ; il y tient un bon rang et on peut augurer avantageusement de son avenir : Sélim Kairallah sera un intrépide et loyal officier qui, sous le drapeau de la France, fera honneur à sa race et à son pays.


Albert Fermé.