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P. PERRAULT

POUR L’HONNEUR

Par P. PERRAULT

CHAPITRE PREMIER


Lorsqu’il eut donné son coup d’œil à la table où, par ses ordres, on venait de poser six couverts, Pierre Marcenay quitta la salle du buffet, sortit de la gare et, coupant le boulevard Saint-Étienne, retourna jusqu’à l’entrée de la rue Mont-Rolland par laquelle devaient arriver ses convives.

Personne à l’horizon.

Que faisaient-ils donc, ces clampins-là ?

Mais, soudain, l’horloge de la ville sonna une demie. Consultant sa montre, Pierre s’aperçut que c’était celle de quatre heures ; son front, où la contrariété avait creusé un léger pli, se rasséréna : le rendez-vous était pour cinq ; c’était lui qui était en avance.

Que ses camarades ne s’attardassent point au delà de l’heure convenue, et on aurait le temps de dîner tranquilles avant le départ du train.

Il continua de suivre la rue Mont-Rolland, ce gai chemin si souvent parcouru depuis qu’il était en garnison à Dôle.

Les éclats de voix, les appels, les rires, les disputes des élèves du collège de gauche, les rondes chantées par les fillettes de la pension de droite, ces bruits familiers, qualifiés à certains jours de « chahut assourdissant », lui devenaient doux à entendre, aujourd’hui qu’il s’en allait.

Levant la tête, il jeta un sourire d’amicale gratitude aux grands arbres dont les rameaux hospitaliers se penchaient par-dessus le mur pour offrir leur ombre aux passants.

Il en avait bien souvent usé ; et toujours la fraîcheur exquise de cette voûte feuillue lui faisait ralentir sa marche.

Que de choses on laisse ainsi derrière soi ; des riens, qui enlacent le cœur de liens insoupçonnés, dont on ne sent la présence et la force qu’à l’heure où ils se brisent.

Pierre aimait tout ce qu’il quittait… même les petits tracas de la caserne ; et il savait à l’avance qu’il regretterait tout cela. Mais son devoir était ailleurs.

Tout en marchant lentement dans l’ombre des arbres, il caressait d’un œil furtif ces galons de sous-officier qu’il n’avait point conquis sans peine. Son cher uniforme de dragons ! Plus qu’un jour à l’endosser. Lui, qui en était si fier, qui le portait si crânement !

C’était un beau soldat que Pierre Marcenay. Rien de remarquable dans les traits, mais une physionomie énergique, en dépit de ses yeux bruns qui riaient si aisément entre leurs cils très longs. Sa longue moustache rousse de Gaulois coupait d’une ligne décidée son visage un peu court. L’allure était bien militaire : l’homme et l’habit ne faisaient qu’un, cela se sentait.

L’uniforme incarnait pour Pierre beaucoup de choses très belles, très nobles, dont il avait le respect profond ; respect de tradition et de race.

Son père avait été officier de marine et lui avait enseigné, dès l’enfance, qu’il n’est pas de plus grand honneur pour un homme, que de revêtir l’habit sous lequel il aura le devoir de monter la garde auprès du drapeau.

S’il regrettait sa vie militaire, au régiment aussi on regrettait le jeune sous-officier. Il s’était fait aimer pour sa bonne humeur, sa philosophie à toute épreuve, autant que pour ses qualités solides ; car c’était une nature droite, serviable, cachant, sous des dehors d’insouciante gaieté, une rare délicatesse de sentiments.

Il entrait alors dans sa vingt-quatrième année, et, malgré les récriminations de sa