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COLETTE EN RHODESIA

l’effectif, n’étaient pas moins adroites que les hommes à ce jeu qui les amusait.

Aussi la ruse eut-elle un plein succès. Ni au nord, ni au sud, les indigènes ne soupçonnèrent un instant par quel nombre infime d’adversaires ils se trouvaient attaqués. Pour mieux dire, dès les premières décharges, ils furent pris de panique.

Les balles sifflaient dans la nuit, frappant de part et d’autre une masse indécise et grouillante. Et aussitôt, ce fut dans chaque camp un tumulte indescriptible : des cris, des pleurs, des imprécations, — le désordre lamentable et fou d’un troupeau de buffles frappé par un ennemi invisible. Un seul fait s’imposait par sa brutale évidence à ces cerveaux encore embrumés de sommeil : c’est que les coups venaient de l’ouest, en se rapprochant de minute en minute, d’où la conclusion instinctive et quasi mécanique qu’il fallait se jeter vers l’est pour les éviter…

C’est ce que fit d’abord le camp du nord, en s’élançant d’une fuite éperdue vers la colline des Pétunias. Le camp du sud semblait plus indécis et flottant. On entendait, dans les ténèbres, une voix qui tentait de rassurer et de rallier quelques hommes pour faire front à l’attaque. Mais, soudain, cette attaque se trouva renforcée d’un secours inattendu, quelque chose d’énorme accourait dans l’ombre, ébranlant le sol d’un galop formidable, se jetant sur les traces de Colette, puis la dépassant pour se jeter d’un élan furieux sur ses ennemis.

C’était Goliath, venant spontanément renouveler les exploits historiques des éléphants carthaginois au temps d’Hamilcar. Sous le ciel gris et sans lune, on vit alors un spectacle terrible et fantastique dans son imprécision de rêve : Goliath, écumant de rage, la trompe relevée, les défenses en bataille, abordait le camp du sud, y tombait comme la foudre, le culbutait et le piétinait en mêlant ses hurlements à ceux de ses victimes. Chaque pas de ses lourds pieds broyait un ennemi. Chaque coup de son épieu d’ivoire défonçait une poitrine. D’autres, saisis par la trompe puissante, étaient aussitôt rejetés comme des boulets vivants sur la foule épouvantée et l’écrasaient en s’écrasant eux-mêmes… Ce fut l’affaire d’un instant. Dans un temps incroyablement court, il avait fait place nette et les noirs s’enfuyaient vers l’est, laissant sur le terrain trente ou quarante cadavres. Alors, avec une sorte de hennissement victorieux. Goliath huma l’air et parut se disposer foncer sur le dernier refuge des assiégeants. C’est ce qu’il ne fallait pas. Pour l’empêcher, Colette n’eut qu’un mot à dire :

« Ici, Goliath ! » fit-elle de sa douce voix, en sortant du fourré.

Et aussitôt le mastodonte, docile comme un épagneul, accourut à cet appel.

« Nous rentrons à la tour ! » reprit Colette, en s’asseyant, comme elle l’avait fait tant de fois, sur l’une des glorieuses défenses.

La petite troupe, en regagnant la terrasse de la forteresse phénicienne, y retrouva l’autre section des tirailleurs, qui remontait de son côté, victorieuse comme elle. On ne perdit pas de temps à se congratuler. Personne n’avait reçu la moindre égratignure, sinon aux ronces du chemin, — c'était l’essentiel. Maintenant, il s’agissait d’aviser au dénouement du drame qui venait de se jouer en deux actes. L’ennemi, obéissant à l’impulsion brutale qui lui était donnée, avait cherché un refuge derrière la colline des Pétunias. Il restait à l’anéantir d’un seul coup…

Et ce n’est pas, certes, sans un serrement de cœur que les assiégés, songeant à ce qui se préparait pour le salut commun, acceptaient la pensée de cette exécution en masse. Parmi ces êtres humains qu’ils allaient tout à l’heure faire passer de vie à trépas, ils ne connaissaient que Benoni, et Benoni ne valait guère qu’on donnât un soupir à sa disparition… N’importe ! au moment d’agir et de mener son œuvre à terme, Gérard eut à surmonter un mouvement d’hésitation…

Un coup d’œil à sa mère aveugle, penchée avec Colette et Lina sur le berceau de l’enfant endormi, suffit à dissiper son scrupule. Eh ! quoi ! ces êtres chéris, en qui il avait mis toute sa tendresse, n’étaient-ils pas menacés, par Benoni et sa horde, de périr par la faim ?… Ah ! périssent cent mille Benonis,