dronnée, spécialement aménagée pour lui, force a été de reconnaître que le Polynésien ne pouvait faire une acquisition plus intéressante. Les Massey eux-mêmes, avec leurs mérites divers, qui partout leur assureraient le bon vouloir des plus indifférents ; avec le prestige de leurs aventures, et la curiosité que devaient inévitablement susciter des gens revenant tout droit du théâtre de la guerre ; le succès de sympathie qu’obtient l’aimable famille est complètement éclipsé par celui de son éléphant.
En deux heures, il est devenu l’événement de la traversée ; on se bouscule, on s’écrase pour le voir ; on se répète ses hauts faits ; car, si ses maîtres gardent la discrétion naturelle aux gens du monde, Martine et Le Guen, n’ayant point les mêmes raisons de se taire, ont vite fait de célébrer la gloire de leur favori, de conter à qui veut les entendre les preuves de dévouement, les prouesses guerrières, son intelligence, toute sa merveilleuse histoire. Les voilà du coup transformés en Barnums, et ils paraissent goûter fort les douceurs de la popularité que leur vaut cet office.
Goliath, lui, reçoit les hommages avec la dignité qui jamais ne l’abandonne. Selon sa coutume invariable, il se montre à la hauteur de la situation, paraît la comprendre et s’y conformer avec tact. Alors qu’on voit les toutous pourtant si intelligents, ces animaux qu’on a justement nommés « candidats à l’humanité », se démener, protester, japper avec furie d’un bout à l’autre de la traversée ; la volaille, les moutons, les bœufs se montrer complètement démoralisés par la condition insolite de passagers, Goliath observe dans ses manières la plus parfaite convenance ; et, à part son encombrante personne qu’on ne saurait sans injustice lui reprocher, on peut dire au figuré que nul ne tient moins de place que lui. Retiré sous sa bâche goudronnée, il se tient fort sagement, ne semble pas souffrir du mal de mer, ou, s’il en souffre, il a le bon goût de le cacher. On dirait qu’ayant pris la mesure du Polynésien, il a fait le ferme propos de se rendre le plus petit possible, d’attendre patiemment qu’on soit en terre ferme pour reprendre les libres allures de sa terre natale, dans quelque parc que ses bons maîtres ne manqueront pas de lui trouver ; et, à défaut du souffle des forêts africaines, il parait humer très volontiers l’encens de la foule, souvent accompagné de bananes, qui l’entoure sans interruption.
Cette foule, ainsi qu’il a été dit, est essentiellement bigarrée : officiers, commerçants, fonctionnaires, Français, Anglais, Hollandais, Russes, Italiens… Asiatiques et Européens se coudoient sur le même paquebot, et tous se louent des conditions dans lesquelles s’effectue leur passage. Car, — il n’est pas mal à propos de le remarquer ici, — contrairement à une opinion fort répandue, mais très fausse, les bateaux français sont excellemment aménagés. Comme presque tout ce qui sort de notre industrie, ils offrent en tout un caractère de supériorité ; ils en donnent au client pour son argent. Les voyageurs étrangers le savent bien et les recherchent en conséquence ! Pour la question de la table notamment, nos paquebots sont au-dessus de toute comparaison avec leurs rivaux. Quiconque a fait une longue traversée — et même courte — a pu admirer les capacités gastronomiques déployées instantanément par beaucoup de touristes. La plupart s’attablent dès le début et semblent défier toutes les lois de la physique concernant l’harmonie nécessaire du contenant et du contenu, entassent et entonnent des quantités invraisemblables de solide et de liquide. Aussi s’explique-t-on que les maîtres d’hôtel des paquebots étrangers fassent payer à part au moins le vin et la bière, tandis que les nôtres comprennent ces bienheureux item dans le prix du passage. À la satisfaction muette mais évidente de MM. les Anglais, on peut demander des spiritueux, ad libitum, sauf le champagne (il faut bien tracer une barrière quelque part) et il est superflu de dire si l’on use de la permission !…
Quoi qu’il en soit, et quelle que puisse être la consolation qu’un voyageur isolé sur les mers trouve à se bourrer de victuailles, il est un point que ne dépasse pas le plus vaste appétit,